Archives mensuelles : février 2014

L’Etat français se prépare à l’accident nucléaire

Par Hervé Kempf,
in Reporterre, Le quotidien de l’écologie,
5 fevrier 2014.

Les autorités se préparent à la possibilité d’un accident nucléaire grave, par un Plan qui vient d’être publié. Eventualité à envisager : « Une zone de territoire peut se trouver polluée pour plusieurs décennies et, dans certains cas, n’autorisant pas la présence perm anente de personnes ».

Un accident nucléaire grave est France est maintenant officiellement reconnu comme une possibilité à laquelle il faut se préparer : c’est le sens du « Plan national de réponse ’Accident radiologique ou nucléaire majeur’ «  publié le 3 février par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité intérieur.

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On est surpris que la nouvelle ait suscité peu d’échos. Mais c’est ainsi.

Ce plan, qui décline sur cent-dix-huit pages et huit scénarios la conduite à tenir en cas d’accident grave, est une nouvelle étape dans la lente reconnaissance de la vraisemblance du pire.

Tchernobyl, en 1986, n’avait pas fait broncher la nomenklatura nucléariste.

Les choses ont commencé à changer à la suite de la submersion partielle de la centrale du Blayais (Gironde), fin 1999 : la France était alors passé à deux doigts d’une catastrophe nucléaire.

Dans les années qui suivirent, la possibilité qu’un accident grave advienne commença à être officiellement envisagée : la France constituait en 2007 un « Comité directeur pour la gestion de la phase post-accidentelle d’un accident nucléaire ou d’une situation d’urgence radiologique » (Codirpa). Celui-ci a réfléchi aux « questions qui nécessitent une anticipation », par exemple, celle-ci : « Dans le cas où les pouvoirs publics retiendraient un éloignement des populations, du fait des doses susceptibles d’être reçues, le statut des territoires concernés devra être précisé : – l’éloignement des populations a-t-il le statut de simple recommandation ou entraîne-t-il une interdiction absolue de séjour ? – dans l’hypothèse où l’éloignement est impératif, comment s’assurer du respect de l’interdiction de séjour sur les territoires concernés ? » (Codirpa, Synthèse générale, document de travail, version du 21 novembre 2007). Il semble que ce document ne soit plus accessible sur internet, c’est pourquoi nous le plaçons ici en téléchargement .

La catastrophe de Fukushima, en 2011, allait encore faire avancer la prise de conscience du danger. Le directeur de l’IRSN (Institut de radioprotrection et de sûreté nucléaire), Jacques Repussard, indiquait ainsi début 2012 : « Nous devons accepter que l’impossible puisse se produire ».

Le plan actuel – qui émane d’un organisme de nature militaire – manifeste donc au grand jour ce à quoi il faut se préparer.

Il ne saurait être plus clair :

 en ce qui concerne la santé : « Un accident nucléaire non maîtrisé peut avoir des conséquences, du fait des effets immédiats de l’accident (décès, atteintes traumatiques, irradiation), mais aussi du fait des effets à long terme qui peuvent conduire à augmenter le risque de survenue de pathologies radio-induites (certains cancers par exemple) » ;  en ce qui concerne la condamnation de certains territoires : « Une zone de territoire peut se trouver polluée pour plusieurs décennies et, dans certains cas, n’autorisant pas la présence permanente de personnes ».

Les responsables politiques français devraient maintenant dire clairement si le maintien de l’appareil nucléaire du pays mérite qu’on prenne le risque de voir, comme en Biélorussie ou dans le nord du Japon, des milliers de kilomètres carrés du pays interdits à la vie humaine pour des décennies.

Carte des sites nucléaires en France pouvant donner lieu à un accident (source : Plan national):

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Source de cet article: Reporterre, Le quotidien de l’écologie :
http://www.reporterre.net/spip.php?article5369   

Lire aussi :Tricastin : en cas d’accident nucléaire, priez ! Parce que les autorités seront dépassées.

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Le projet CIGEO d’enfouissement en profondeur des déchets nucléaires à Bure : Comment l’aventurisme des nucléocrates s’apprête à engager la France dans un désastre sans précédent qui pourrait bien, un jour, être qualifié de crime contre la biosphère

par Hans Zumkeller

Je me présente. Je travaille depuis longtemps au CEA dans le secteur de la thermique. C’est-à-dire autour de tout ce qui tourne autour de la production de vapeur, des turbines, de leur couplage avec les alternateurs. Mes responsabilités s’étendent également dans le domaine de la sécurité et du refroidissement des coeurs  en cas d’arrêt d’urgence. J’ai également participé à des études concernant la circulation du sodium fondu dans les réacteurs à neutrons rapides. J’ai un poste de chef de service. Mais je n’ai pas de responsabilités dans le domaine de la neutronique, de la tenue des matériaux face à leur irradiation, de leur fragilisation, du retraitement, du comportement des nouveaux combustibles, etc. Mes connaissances d’ancien élève d’une des plus prestigieuses Grandes Ecoles françaises font que j’ai a priori plus de moyens pour aborder les problèmes qu’un simple technicien. A la différence de nombreux collègues, ma curiosité foncière fait que j’ai acquis au fil des ans un ensemble de connaissances couvrant pas mal de domaines, même si je ne les couvre pas tous.

Immédiatement, tout le monde comprendra que je ne saurais m’exprimer en dehors de la protection par un pseudonyme. La réaction serait immédiate. Ceci étant, nombre de collègues ont un point de vue identique au mien, ou très voisin, et gardent le silence. Il est rare que nous en parlions entre nous de  façon directe. A notre niveau, qui est celui de responsables importants de la filière, je dois convenir que les problèmes sont plutôt évoqués dans notre milieu fermé, à mots couverts ou sous forme de plaisanteries. Prudence exige.

Voici mon point de vue. S’agissant de stockage souterrain il y a deux types de stratégies. Soit on se propose d’entreposer sous terre des éléments qu’on pourrait qualifier de « passifs », comme par exemple de l’amiante, soit il s’agit de déchets « actifs », qu’il s’agisse de déchets issus de l’industrie chimique ou de l’industrie nucléaire. Cette « activité » peut s’entendre sous deux points de vue. Des déchets « actifs » peuvent simplement évoluer. Constitués de « colis » composites, leurs contenus les plus toxiques et dangereux peuvent se trouver libérés, du fait de la dégradation de leur système d’entreposage, ou parce que leur évolution donne naissance à des sous-produits capables de migrer plus facilement. On pense évidemment à l’émission de substances sous forme gazeuse.

Le stockage souterrain, sur le long terme, est toujours dangereux, parce que peu accessible et donc très difficile à contrôler[1]. Un mouvement de terrain, le développement de fissures, l’extension d’un réseau phréatique peut entraîner une pollution irréversible, extrêmement dommageable pour la santé de personnes, sur des superficies considérables[2].

L’entreposage souterrain de déchets nucléaires entre sans équivoque dans la catégorie de la gestion de déchets très actifs. On sait par exemple que les déchets constitués par de la matière plastique se décomposent en produisant de l’hydrogène. Ces molécules, les plus petites qui soient, passent au travers de n’importe quoi. Ca n’est qu’une question de temps. Le danger majeur de l’entreposage envisagé à Bure, dans le cadre du projet CIGEO, est le confinement très important qui y est envisagé. Dans un confinement souterrain émerge immédiatement un problème fondamental. Les liquides conduisent mieux la chaleur que les gaz, et c’est la raison pour laquelle on procède à un pré-stockage des éléments les plus chauds,  issus du déchargement de coeurs, dans de l’eau, pendant des années quand le combustible est de l’uranium, temps qui atteindra 50 à 60 années pour le combustible MOX[3], où l’éléments thermogène est le plutonium. Dans les solides, tout mouvement de convexion est par définition impossible et, si on excepte les métaux,  ce sont les milieux les moins conducteurs de la chaleur qui soient.

Ainsi toute alvéole, toute galerie contenant des colis dégageant de la chaleur est susceptible de se transformer en four.

Il y a d’ailleurs une sorte de dérision consistant à présenter l’opération ultime de stockage sous la forme d’alvéoles munies d’opercules scellées par des briques de bentonite, laquelle a la propriété de se dilater en absorbant l’eau[4].  Comme si on s’imaginait qu’en logeant des débris à longue durée de vie de cette manière très compacte, on s’en protégerait au maximum. S’agissant de « réversibilité », si la bentonite se dilate en présence d’eau, elle libérera en revanche son contenu aqueux en cas de chauffage intempestif. Ainsi  cette idée de scellement durable est-elle sujette à caution. Elle a plutôt été proposée par des gens habitués aux travaux de tunnellerie, où le problème d’un chauffage subit ne se pose évidemment pas, et cette idée a aussitôt été considérée comme providentielle par ceux qui tiennent à ce que ce projet d’enfouissement des déchets nucléaires aboutisse rapidement, coûte que coûte (et « quoi qu’il en coûte » au contribuable).

Selon ce projet de stockage dans une configuration de facto confinée, et n’importe quel ingénieur thermicien le confirmerait immédiatement, le moindre dégagement de chaleur, même s’il ne s’agit pas d’une explosion brutale, transformerait un logement, nécessairement exigu en four.

Dans cette optique, les systèmes de stockage et de confinement envisagés deviennent dérisoires. Le verre, par exemple, donne une image de stabilité, à l’échelle d’âges géologiques. Toutes les mers du monde contiennent des verreries qui ont gardé leurs propriétés et leurs géométries au fil de millénaires. Et cela est encore plus visible quand leur entreposage a été effectué dans de l’air, dans des nécropoles. Ce qui a ainsi « tenu » pendant des milliers d’années semble présenter l’assurance de tenir pendant des dizaines de milliers d’années, voire plus.

Cela se joue ainsi en termes de produit de solubilité. Quand la structure est cristalline, l’assurance de pérennité est encore accrue. Pour reprendre le titre d’un film de James Bond : «  les diamants sont éternels[5] ». Des diamants se révéleront inaltérables dans de l’eau de mer, comme « le coeur de l’océan », du film « Titanic ». Il en est de même pour l’inaltérabilité de certains métaux, comme l’or, absolument intacts après des milliers d’années en immersion. Sur le plan chimique, l’or, les diamants sont insolubles dans l’eau, dans les acides et dans les bases.

Mais la stabilité chimique, l’insolubilité ne sont pas les seuls critères à prendre en compte. Bien qu’il soit exclu d’envisager de stocker des déchets dangereux dans des enveloppes de diamant, ou d’or, on trouvera aisément que le diamant brûle à une température dépassant 600 à 800°C. Quant à l’or, il fond à mille degrés, ce qui est une température aisément obtenue dans le four le plus sommaire.

Revenant à la question du stockage des déchets nucléaires, on sait que la longévité des classiques bidons métalliques est de brève durée, vis-à-vis des temps à prendre en compte, au bout desquels leurs contenus peuvent être considérés comme inoffensifs. A terme, ils se corroderont. Et c’est encore pire quand ils sont au contact de l’eau (immersions dans la Manche, stockage dans la mine de sel allemande d’Asse, victime d’une infiltration issue de sa fissuration sous l’effet de contraintes mécaniques, liées au creusement des galeries ).

Ne parlons pas du bitume, qui s’enflamme à 300° et se ramollit au-dessus de 60°. Le béton constitue lui aussi une protection illusoire. Ce composé n’est pas stable. Il ne faut pas oublier que le béton est le produit d’une réaction d’hydratation. Quand il est armé par des tiges de fer, ces armatures internes ne sont pas à l’abri d’une oxydation. L’oxydation entraîne une dilatation des tiges, donc la fragilisation des structures (on parle alors de « cancer du béton »). Quand on pense au stockage souterrain, qu’adviendra-t-il des arceaux de soutènement des très nombreuses galeries, que ceux-ci soient métalliques ou en béton armé ?

Revenant sur la tenue en température, se pose alors la question du conditionnement des déchets à vie longue, les plus dangereux, dans leurs sarcophages de verre. La question du « point de fusion du verre » ne se pose pas, car le verre, amorphe, « non cristallin », n’est pas un solide au sens strict du terme. On a pu lire qu’on avait mesuré un affaissement de certains éléments de vitraux, dus à la gravité. Mais tout cela est lié au mode de fabrication. Le verre possède une certaine viscosité. Mais à la température ordinaire, la géométrie des verres ordinaires n’évolue pas, même à l’échelle de temps géologiques, même sur des milliards d’années. Ce conditionnement, si on vise une dispersion minimale semble donc optimal, s’ajoutant à une très faible solubilité dans l’eau et à une excellente résistance aux attaques chimiques.

Reste son point faible : sa faible tenue thermique.

Le verre se comporte comme un fluide à une température  de 1400-1600°C, toujours aisément atteignable dans un four. Par four il faut entendre un dispositif à l’intérieur duquel de la chaleur est dégagée, et ne peut que très difficilement être évacuée vers l’extérieur[6]. La conductivité de l’argilite callovo-orxfordienne est faible.

Les renseignements que l’on peut trouver[7] ne sont pas très abondants, concernant les résultats des expériences concernant la tenue thermique de cet environnement argileux. Par contre, on lit qu’au moment de leur enfouissement les colis dégageront des flux thermiques allant de 200 watts, jusqu’à 500 et 700 watts pour ceux qui contiennent des déchets issus des coeurs ou du retraitement.

C’est absolument énorme.

Dans ce même document, on dit que le contrôle thermique devra être assuré de telle façon que la température de l’argile se maintienne en dessous de 70 à 90°C pour éviter tout remaniement structural, à l’aide d’une ventilation[8]. En d’autres termes le matériau dans lequel on envisage d’opérer cet enfouissement est foncièrement instable vis-à-vis de la température. Or 90° sera une température aisément atteinte si la réfrigération des galeries et même des alvéoles n’est pas assurée pendant un temps suffisant.

Il y a, a priori, deux sources d’échauffement possibles. Celles issues des décompositions radioactives, qui sont calculables et celles, accidentelles, qui découleraient de l’inflammation d’hydrogène dégagé au fil de la décomposition de matières plastiques, qui ne sont ni calculables, ni prédictibles, ne serait-ce que parce qu’on ne dispose pas d’un inventaire précis des contenus de chaque colis scellé.

Revenons à cette question de la tenue thermique des « colis ».  C’est là que le bât blesse, ce me semble. Si des containers en verre massif présentent une bonne garantie à la température ordinaire, il n’en est pas de même dès que la température monte de quelques centaines de degrés. Dans une verrerie, on travaille ce matériau à des températures allant de 400 à 600°. Le verre se présente alors sous la forme d’une pâte visqueuse, malléable. A partir de 1400°, c’est un fluide. Ces températures seront aisément atteintes dans une structure confinées et isolée thermiquement, donc dans une alvéole ou galerie.

A propos du béton, sa tenue thermique est également limitée[9]. A une température de 700 à 1000° le béton s’écaille. On dit même « qu’il se pèle comme un oignon ». S’ajoute un phénomène de choc thermo-hydrique, qui fait que le béton « explose littéralement ». On en a des témoignages récents  après examens d’incendies dans des tunnels. Lire le très intéressant document cité en référence, illustré par des photos très suggestives[10]. Empressons-nous de préciser que ces dégagements de chaleur, accidentels, ne correspondent qu’à des phénomènes de brève durée.

En règle générale, le béton se décompose chimiquement au delà de 1100° ce qui est une température relativement basse[11]. Il se … déshydrate, tout bêtement et, lorsqu’on s’est livré, au CEA, à des simulations de pénétration d’un « corium » au travers d’un radier de béton ( dont l’épaisseur est de 8 mètres à Fukushima ) les bulles qu’on voyait apparaître à la surface n’étaient autres que de la vapeur d’eau.

Ces considérations rapides font que la conclusion s’impose, vis à vis d’un projet comme CIGEO. Le seul système de stockage tout à la fois actuellement praticable et politiquement responsable est un stockage en surface, qui permet une évacuation illimitée de calories, à un rythme élevé et continu, par convexion, sans risque de surchauffe accidentelle, avec accessibilité garantie.

Le stockage en milieu confiné, qui ne permet d’évacuer cette chaleur, en l’absence de moyens mis en oeuvre avec dépense d’énergie (ventilation), que par conduction est par essence dangereux, surtout quand le dégagement thermique peut s’avérer brutal, lors d’explosions pouvant engendrer des fissurations, la destruction d’un système de ventilation, l’endommagement d’un puits, de galeries d’accès.

Des fissurations résulteront également du creusement de nombreuses galeries, comme cela a été le cas à Asse, en Allemagne[12]. L’argilite a les défauts de ses qualités. C’est un matériau très hétérogène, d’un niveau de cristallinité faible. Cela le dote de faibles qualités mécaniques. Il se désagrège dans l’eau. Son étanchéité n’est ainsi nullement garantie, avec des épaisseurs aussi faibles ( 130 mètres ), situant ce filon entre une couche de calcaire oxfordien en partie supérieure et une couche de calcaire dogger en partie inférieure[13]. Les couches calcaires qui entourent cette fine couche d’argile se prêtent à l’apparition d’une structure karstique. A la moindre pénétration d’eau dans le système de galeries, par le haut, aussi minime que puisse être une fissure, de quelque origine que ce soit, celle-ci donnerait rapidement passage à un flux liquide par phénomène de « puits de Fontis[14] » ( érosion vers le haut ).

En règle générale, la production électronucléaire, outre sa dangerosité et l’impossibilité de démanteler les installations, représente une erreur technologique de notre temps. L’accumulation de déchets ingérables, d’origine nucléaire, s’inscrit dans l’ensemble des activités humaines, dans la mesure où celles-ci se sont résolument écartées de toute idée d’équilibre naturel. Ce n’est que très récemment, dans notre histoire, que l’humanité a forgé l’expression, le label du « bio-dégradable ». Tout ce que produit la nature est par essence bio-dégrable, depuis les excréments, les rejets gazeux, jusqu’aux structures pourrissantes. Les incendies, la respiration des animaux produisent du CO2, qui est recyclé par les plantes. Les tissus animaux ou végétaux sont transformés par des créatures nécrophages, à toutes les échelles. Une infinité de mécanismes sont en place qui débouchent sur une régulation, un équilibre de la biosphère, qui avait fait ses preuves jusqu’à l’apparition de l’homo technologicus.

L’espèce humaine, longtemps négligeable à l’échelle de la planète, génère aujourd’hui des nuisances dans tous les domaines, elle est la source de tous les déséquilibres, et va faire sombrer le navire « Terre » à moins qu’elle n’apprenne au plus vite à se réguler elle-même. Elle réduit, comme le dit Bourguignon, l’agriculture au niveau de la gestion d’une pathologie végétale, l’agriculteur moderne ayant tué toute vie sous la surface du sol qu’il entend exploiter. L’homme, outre la surexploitation qu’il en fait, a empoisonné ses océans, ses rivières, ses lacs et bientôt son atmosphère. Le monde de la consommation et du profit est aussi celui du superflu, du périssable, de l’obsolète, synonymes de gâchis et de mauvaise gestion.  En jouant dangereusement avec la génétique l’homme risque d’endommager le patrimoine génétique de la planète, dans tous les règnes, en réduisant comme peau de chagrin un élément régulateur indispensable de la biosphère : sa biodiversité naturelle.

L’homo technologicus est un accumulateur de déchets de longue durée de vie. Les déchets de l’industrie nucléaire ne font qu’étendre la gamme des déchets en tous genres. La caractéristique des déchets nucléaires est leur capacité de dispersion planétaire, par voie aérienne, ou en utilisant poissons et autres animaux comme vecteurs. Une autre caractéristique est leur dangerosité à dose infinitésimale (le plutonium) et leur durée de vie considérable. Aucun agent biologique ou chimique ne peut les dégrader.

L’idée d’entreposer des déchets, dont la durée de vie se chiffrerait en milliers de générations humaines, dans des galeries ajoute le risque d’une contamination de la croûte terrestre, sur des étendues que personne aujourd’hui ne saurait suspecter, du fait des incontrôlables circulations phréatiques; si ce système venait à se développer, comme on peut le craindre s’il est donné suite au projet CIGEO, pour de simples et évidentes raisons de profits et pour enlever des pieds des nucléocrates cette épine appelée « déchets ».

Si la dangerosité des matières nucléaires est à craindre, une solution consisterait non à les placer sous la surface du sol, mais dans des grottes, accessibles, taillées à flancs de falaises, légèrement surélevées pour mettre leur contenu hors d’atteinte d’une inondation, naturellement ventilées et placées sous bonne garde. Il ne pourrait s’agir que d’une façon de gérer les actuels déchets, non d’y stocker des déchets d’une activité nucléaire qu’on entendrait poursuivre. Sur ce plan, bien « qu’étant de la maison » et y ayant fait toute ma carrière (je suis à quelques années de mon départ en retraite) je rejoins totalement l’ex-responsable américain de l’équivalent de l’Autorité de Sûreté Nucléaire française, à savoir Gregory Jaczko, qui fut de 2010 à 2012 responsable du NRC américain (Nuclear Regulatory Commission). Pour lui, comme pour une quantité d’autres, dont je fus, la catastrophe de Fukushima joua un rôle de révélateur. Dans une vidéo[15], il déclare sans ambages :

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Enfin il est stupéfiant de voir des scientifiques tabler sur des conditions d’évolution d’un ensemble technologique, sur des durées qui sont des deux ordres de grandeur supérieures à l’âge de notre technologie d’aujourd’hui.

Je rappelle que le Néo-Zélandais Ernest Rutherford découvrit l’atome en 1905, il y a 111 ans à peine.

En un demi-siècle la technologie nucléaire a pris son essor, le prétexte initial étant militaire[16]. En un demi-siècle, avec l’avènement d’un premier plasma de fusion, sur la machine anglaise JET de Culham, les températures de notre technologie ont fait un bon d’un facteur 10’000.

En 2005, dans le laboratoire Sandia, Nouveau Mexique, une température de trois milliards de degrés ayant été obtenue, c’est un nouveau gain de 3 109 / 1,5 108 qui a été obtenu, ce qui correspond à un facteur 20, par rapport aux températures visées dans les machines à fusion. Selon le spécialistes de ces types de compresseurs électromagnétiques, cette température ne serait nullement limitée au sens où, par opposition à la fusion[17] envisagée sur ITER, les instabilités, la turbulence électromagnétiques accroissent la température obtenue en fin de compression, comme la turbulence le fait dans les cylindres de nos automobiles, alors que dans les tokamaks comme ITER cette turbulence, prenant le nom de disruption, fait s’effondrer la température en un millième de seconde.

Non seulement ce nouveau progrès, traduit par cet accroissement des températures ouvre la voie à une fusion directement électrogène aneutronique, ne produisant pas de neutrons et, comme déchet, de l’hélium le plus ordinaire, mais l’obtention de ces ultra-hautes températures débouche sur une technologie nucléaire totalement différente de celle que nous connaissons actuellement. Il ne faut pas oublier, quand on est confronté à des déchets moléculaires toxiques, que les solutions ultimes envisagées impliquent des élévations de température et des modification de la pression, de manière à inciter ces substances toxiques à se muer en espèces plus stable et non toxiques.

La physique nucléaire n’est rien d’autre qu’une chimie des noyaux, dont nous sommes très loin d’avoir fait le tour, un peu comme des primitifs qui, ayant inventé le feu, seraient à mille lieues d’imaginer ce que la chimie pourrait réserver à leurs descendants.

C’est grâce à la catalyse que sont réalisées nombre de synthèses chimiques de notre temps. Ces sont les états métastables qui ont donné naissance au laser. L’électrochimie a donné naissance aux piles, aux accumulateurs, aux techniques électrolytiques. La physique quantique, ignorée au début du siècle dernier, a engendré la supra-condution, la semi-conductivité, et nombre de techniques impensables jusque-là, défiant toute logique. La mise en oeuvre de lois comme celle de Le Chatelier ont permis de diriger des réactions chimiques vers des buts précis. Pourquoi cette « chimie nucléaire » serait-elle moins riche que la chimie dite « minérale » ?

C’est la réelle maîtrise de cette moderne « chimie des noyaux » qui, en mettant en oeuvre des mécanismes qui, à haute température, permettront d’orienter les processus de transmutations, rendront possible de réellement retraiter ces dix millions de tonnes de déchets nucléaires dont nous ne savons que faire, que nos descendants, quand ils sauront maîtriser ces technologies, peut-être dans moins d’un siècle au train où vont les choses, seront alors bien en peine de récupérer, si nous décidons de donner suite à ce projet de stockage profond, qui risquerait de conduire à la plus grande catastrophe environnementale de tous les temps, rigoureusement irrémédiable qui, un jour peut-être sera qualifiée de crime contre la biosphère.


[1] Le concept de “réversibilité”, ajouté au projet CIGEO, fait sourire l’ingénieur que je suis. Ca n’est qu’un voeu pieux.

[2] Je n’ai pas été sans noter que le filon callovo-oxfordien où se situe le projet CIGEO présente un pendant de plus d’un degré en direction du nord ouest, c’est à dire du … Bassin Parisien.

[3] Je remarque au passage que CIGEO n’a nullement été conçu pour stocker les déchets qui seront issus du MOX (combustible nucléaire constitué d’environ 7 % de plutonium et 93 % d’uranium appauvri).

[4] La bentonite est très largement utilisée dans les travaux de construction, le forage des tunnels, du fait de sa capacité de colmatage et d’étanchéification de coffrages. http://fr.wikipedia.org/wiki/Bentonite

[5] Du moins sur des échelles de temps considérable. En effet le diamant tend à se transformer en graphite, qui est une forme carbonée plus stable, mais en un temps excédant l’âge de l’univers.

[6] La conductivité thermique de l’argilite du callovo-oxfordien du site d’enfouissement de Bure est de 1,3 à 2,7 W/m/°K. Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Laboratoire_de_Bure#S.C3.A9lection_du_site_de_Bure

[8] Pendant combien de temps et sur la base de quelle source d’énergie ?

[11] Source : Bruno Tarride, professeur à l’Institut National des Sciences et Techniques Nucléaires : Physique, fonctionnement et sûreté des réacteurs à eau pressurisée. Maîtrise des situations accidentelles du réacteur. http://books.google.fr/books?id=4cU2AAAAQBAJ&pg=PA213&lpg=PA213&dq=tenue+en+température+du+béton%2Bcorium&source=bl&ots=_MluGEb8x_&sig=gx5sp-pEbVPuTfkOp-g3NP2SUPw&hl=fr&sa=X&ei=Bu_XUrSpNqTI0AXduYHoAw&ved=0CE8Q6AEwBQ#v=onepage&q=tenue%20en%20température%20du%20béton%2Bcorium&f=false

[12] Les experts avaient assuré que ce dôme de sel présentait une stabilité garantie sur des millions d’années, conclusion chaudement approuvée par le député Bataille. Certes, … à condition de ne pas créer des trous dedans ! Il en est de même pour le filon d’argile de Bure, considéré comme stable “depuis cent millions d’années”, sans ses futures galeries…

[16] Il en est hélas de même, aujourd’hui, pour le développement de la fusion aneutronique, sous le couvert du secret défense, au USA et en Russie.

[17] La fusion deuterium-tritium n’est qu’une réaction de fusion parmi une foule d’autres. C’est simplement celle qui nécessite la température la plus basse.

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Contrairement à la France, la Suisse reconnaît la dangerosité accrue des centrales nucléaires

Association pour l’Appel de Genève II (APAG2)
Communiqué de presse 300114. Embargo : jeudi 6 février 2014.

La Suisse vient d’élargir de 20 à 50 kilomètres la zone, autour des centrales nucléaires, dont les habitants recevront à leur domicile des pastilles d’iode stable. Ces pastilles sont destinées à saturer d’iode stable la thyroïde des personnes exposées à une contamination radiologique lors d’un accident dans une centrale nucléaire avec relâchement d’iode radioactif. Ce dernier, l’isotope I131, d’une période de 8 jours (c’est-à-dire dont la radioactivité diminue de moitié en 8 jours), est susceptible de provoquer, très rapidement après l’accident, de graves dommages, notamment d’induire un cancer, s’il se fixe dans la glande thyroïde, particulièrement dans celle des embryons, des enfants et des jeunes gens. A notre connaissance, rien n’est prévu concernant les animaux domestiques et le bétail.

Les autorités helvétiques justifient cette mesure par le retour d’expérience de la catastrophe de Fukushima. Mais cette mesure est aussi et surtout justifiée par le vieillissement des centrales nucléaires suisses qui figurent parmi les plus âgées à l’échelle mondiale. L’élargissement du périmètre de distribution d’iode stable fera passer la population suisse concernée de 1,2 million à 4, 34 millions d’habitants, soit plus de la moitié de la population suisse. Par cette mesure, la Suisse reconnaît donc officiellement que le danger présenté par les cinq centrales nucléaires suisses est nettement plus important qu’estimé jusqu’ici.

Il est intéressant de relever que les autorités françaises n’ont, jusqu’ici, rien entrepris de tel. Seules les personnes habitant dans un rayon de 10 kilomètres autour des centrales nucléaires, ou des sites d’armes nucléaires, se voient encore offrir gratuitement des comprimés d’iode stable. Or, en tout cas dans la vallée du Rhône parsemée de centrales et d’autres installations nucléaires, il se justifierait d’instaurer un système tout autre, compte tenu aussi des vents du nord et du sud fréquents et prédominants.

Le Bureau de l’APAG2 prend acte de l’initiative suisse, mais la juge loin d’être adéquate et suffisante compte tenu des autres radiotoxiques libérés lors des accidents nucléaires de Tchernobyl et Fukushima. Il invite les populations concernées à se mobiliser pour exiger de leurs autorités politiques des mesures adéquates pour conjurer sans délai le péril croissant de contamination radiologique accidentelle de leurs pays respectifs et des Etats voisins, du fait de la fragilisation des centrales nucléaires due à leur vieillissement.

APAG2, Case postale 113, CH-1211 Genève 17
appel2geneve@fastmail.fm
Tél. : M. Paul Bonny +41 22 755 46 31
http://www.apag2.wordpress.com

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Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé

Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Quand l’impossible est certain, Essais, Editions du Seuil, Paris, 2002, 219 pages. (Causerie diffusée sur Radio Zones le 18 février 2014)

 

Aujourd’hui, Ivo Rens, vous nous présentez un auteur inclassable : Jean-Pierre Dupuy. En effet, c’est tout à la fois un ingénieur, un philosophe, un ancien compagnon d’Ivan Illich et probablement pas un écologiste. Qui est donc ce Jean-Pierre Dupuy qui a retenu votre attention ?

Jean-Pierre Dupuy est un philosophe et épistémologue français contemporain. Né en 1941, il a une formation d’ingénieur de l’Ecole polytechnique et l’Ecole des mines de Paris. Mais il s’est rapidement intéressé aux sciences humaines, en passant par les sciences cognitives, puis a consacré la majeure partie de son œuvre, considérable, à la philosophie sociale et politique. Plus que d’autres philosophes français, il  a été marqué par des penseurs anglo-saxons. Comme ses amis René Girard et Michel Serres, il a aussi enseigné à la prestigieuse Université de Stanford en Californie.

Je me contenterai de citer ici quelques-uns de ses livres, ceux que j’ai lus peu après leur parution : La trahison de l’opulence, écrit avec Jean Robert, paru en 1976, Le sacrifice et l’envie. Le libéralisme aux prises avec la justice sociale, paru en 1992, Pour un catastrophisme éclairé, Quand l’impossible est certain, paru également en 1992, Petite métaphysique des tsunamis, paru en 2005 et Retour de Tchernobyl, Journal d’un homme en colère, paru en 2006. C’est d’ailleurs là une liste très incomplète des ses œuvres.

La pensée de Jean-Pierre Dupuy est interdisciplinaire et donc à contre-courant de la spécialisation des sciences sociales et de la philosophie académique. Il a été marqué assurément par Henri Bergson, Hans Jonas et Ivan Illich, mais aussi par les philosophies  de Leibniz, d’Adam Smith et de Jean-Jacques Rousseau, par les économistes néo-classiques, par Popper et Hayek, mais davantage par Leonard Savage et John von Neumann qui furent, au lendemain de la IIe Guerre mondiale, les fondateurs de la théorie de la décision. Curieusement, il ne cite jamais le bioéconomiste Nicholas Georgescu-Roegen non plus que  le Rapport de Donella et Dennis Meadows sur Les limites à la croissance, paru en 1972, qui pourtant figurent parmi les pionniers de la problématique écologique mondiale.  Ultérieurement à l’ouvrage que je présente, Jean-Pierre Dupuy sera marqué aussi par le catastrophisme de Gunter Anders, l’ex-époux de Hannah Arendt qu’il présente comme le philosophe de l’âge atomique dans sa préface à Hiroshima est partout paru en 2008. L’édition originale en allemand date de 1995.

En quoi la pensée de Jean-Pierre Dupuy participe-t-elle de la prise de conscience écologique ?

En tant que collaborateur et principal diffuseur en langue française, avec Jean Robert, de la pensée iconoclaste de Ivan Illich, il contribua indéniablement dans les années 1970 à l’essor de l’écologie politique. Le concept central de l’ouvrage que je me propose de commenter – le catastrophisme – même s’il n’appartient pas en propre à la pensée écologique, relève assurément de la prise de conscience écologique, en tout cas depuis Hiroshima et Nagasaki. C’est d’ailleurs ce que Jacques Grinevald et moi avions souligné dès 1975 dans une étude intitulée “Réflexions sur le catastrophisme actuel“.

Cela dit, il est vrai que Jean-Pierre Dupuy a davantage médité sur les sciences sociales et la vertigineuse dialectique de l’équilibre de la terreur que sur la problématique de l’évolution ou sur la crise de la biodiversité. D’ailleurs il ne cite guère de biologistes et jamais les écologues, ni français, ni étrangers. Roger Dajoz, Fançois Ramade, Patrick Blandin et Philippe Lebreton, par exemple, lui sont apparemment inconnus, de même que Evelyn Hutchinson, Rachel Carson, Barry Commoner, les frères Odum, ou Paul Ehrlich, dont les réflexions sont à l’origine de l’irruption de l’écologie et de la problématique environnementale dans le débat politique à l’échelle mondiale. Quant à la question des dangers pour le vivant inhérents à l’industrie électronucléaire, elle ne s’impose véritablement à lui qu’avec son livre sur Tchernobyl paru en 2006 et donc après la parution de l’ouvrage que j’ai retenu. En revanche, l’écriture de ce livre porte la marque de l’attentat de l’hyper-terrorisme du 11 septembre 2001.

Comment s’organise donc Pour un catastrophisme éclairé ?

L’approche de Jean-Pierre Dupuy, dans cet ouvrage, est principalement épistémologique, c’est-à-dire relative aux conditions de la connaissance que nous pouvons nous faire des menaces qui pèsent sur nos sociétés industrielles, sur l’espèce humaine et, plus généralement, sur le monde vivant. Elle a aussi de fortes composantes éthique et politique et une ambition anthropologique et métaphysique. Mais elle s’organise essentiellement en fonction des réflexions de l’auteur sur la théorie de la décision.

Plutôt que de l’analyser en détail, je me concentrerai sur deux ou trois de ses idées, celle de principe de précaution, celles de catastrophe et de catastrophisme, en l’occurrence éclairé ou rationnel, puis celle du destin à conjurer, et je tenterai ensuite d’évaluer la pertinence, mais aussi les limites, de cette approche.

Exposez-nous donc l’apport de Dupuy à la notion de principe de précaution.

Jean-Pierre Dupuy consacre au principe de précaution plusieurs dizaines de pages à la lumière de la théorie de la décision qui, selon lui, n’est qu’un autre nom de la démarche économique “coût-avantage“.

Curieusement, il ne signale pas où et quand il s’est imposé – soit à la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement qui s’est tenue à Rio en 1992 – et il en fait une critique sévère en se fondant sur la seule version juridique française de ce principe – la loi Barnier de 1995 – et non sur son énoncé dans la Déclaration de Rio, et sans même mentionner que la loi française diffère substantiellement de son énoncé dans la Déclaration de Rio.

Voici ce fameux principe, tel qu’énoncé dans la Déclaration de Rio en 1992 : « En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement. »

Et voilà la version légale française : « L’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable ».

Il est évident que la version française introduit deux conditions qui n’existent pas dans la Déclaration de Rio. Pour que les mesures de précaution soient adoptées en France, encore faut-il qu’elles soient proportionnées et que leur coût soit économiquement acceptable. Proportionnées à quoi ? demande Dupuy. Et acceptable par qui ? – aurait-il pu ajouter.

Tout défenseur conséquent de l’environnement ne peut qu’approuver le texte onusien et rjeter sa version française.

Mais critique-t-il le principe lui-même ou sa version française ?

Comme il ne distingue pas la version française de son modèle international, on peut se poser la question.

Je pense néanmoins qu’il critique l’idée même de précaution en tant qu’elle se distinguerait de la prévention.

Invoquant le philosophe Hans Jonas, pourtant l’un des inspirateurs du principe de précaution, Dupuy affirme notre ignorance irrémédiable des conséquences possibles des applications de nos techniques toujours plus puissantes.

La notion de risques de dommages graves perd toute rigueur du moment que l’on ne peut les mesurer statistiquement, faute d’occurrences.

On est donc dans l’ignorance. Mais le principe de précaution – dans sa version française, ce qu’omet de préciser Dupuy – laisse entendre que, avec le temps, les progrès de la science pourraient y remédier.

Dupuy oppose trois arguments à cet optimisme scientiste :

1.- Du fait de leur complexité, les écosystèmes possèdent une extraordinaire stabilité et une remarquable résilience qui leur permettent de résister à quantité d’agressions. Mais, passé un certain degré d’agression, sans qu’on en connaisse le seuil, ils basculent vers des régimes différents que l’on ne connaît pas. Et qui sont même imprédictibles.

2.- Les systèmes techniques peuvent se combiner avec les systèmes naturels et former des systèmes hybrides. Or, les systèmes techniques comportent des boucles de rétroaction positives qui peuvent conférer aux systèmes hybrides des développements totalement imprévisibles.

3.- Toute prévision dépendant d’un savoir futur est rigoureusement impossible.

Du fait de sa puissance technique, et malgré toute sa science, l’humanité se trouve donc menacée de périls graves et irréversibles et de risques qu’elle ne peut ni connaître ni gérer.

Si je comprends bien, le catastrophisme éclairé de Jean-Pierre Dupuy est un autre nom de l’heuristique de la peur prônée par Hans Jonas…

Elle en est plutôt une interprétation qui se veut plus subtile et plus efficace que celle de son illustre prédécesseur car elle conteste la démarche des “gestionnaires du risques“ qui se sont imposés dans les Etats, et particulièrement en France, depuis la parution du Principe responsabilité de Hans Jonas, en allemand en 1979 et en français 1997.

Je cite Jean-Pierre Dupuy critiquant ces experts du risque :

« Le changement climatique, la pollution des océans, les dangers de l’énergie nucléaire ou du génie génétique, le déclenchement de nouvelles épidémies ou endémies : l’humanité saura bien s’en accommoder ou trouver les réponses techniques adéquates. La catastrophe a ceci de terrible que non seulement on ne croit pas qu’elle va se produire alors même qu’on a toutes les raisons de savoir qu’elle va se produire, mais qu’une fois qu’elle s’est produite elle apparaît comme relevant de l’ordre normal des choses. »

Le malheur de notre époque, selon Dupuy, c’est que l’on ne croit pas ce que pourtant l’on sait. La catastrophe est annoncée par d’éminents scientifiques, mais nous préférons croire que les experts officiels pourront nous l’éviter. Je le cite à nouveau :

« C’est cette métaphysique spontanée du temps des catastrophes qui est l’obstacle majeur à la définition d’une prudence adaptée aux temps actuels. »

Mais que faire contre cette malédiction ?

Contre cette métaphysique spontanée maléfique, Jean-Pierre Dupuy va élaborer une métaphysique qui se veut la voie étroite conduisant au salut , métaphysique que  je vais maintenant présenter synthétiquement. Dans le temps limité qui m’est imparti, je ne puis toutefois pas retracer dans tous ses détails et ses paradoxes le raisonnement de Jean-Pierre Dupuy. Ce dernier veut rendre performant, c’est-à-dire efficace, le discours du “prophète de malheur“ qu’est le “catastrophiste éclairé“.

Pour ce faire, il oppose le temps de l’histoire, qui est celui où le passé nous apparaît comme déterminé par diverses causes et où l’avenir est ouvert sur des embranchements de possibles, au temps du projet où le passé et l’avenir sont figurés en boucle de rétroaction, la représentation d’un avenir suprêmement détestable pouvant influer le présent et éviter cet avenir-là.

Nous nous retrouvons alors dans une situation voisine de celle qui exista durant la guerre froide, que l’on qualifia de destruction mutuelle assurée en cas d’agression, en anglais Mutual Assured Destruction (MAD). C’est réellement fou ! Pour cela, il suffit que l’avenir en question revête les traits de la fatalité.

Je cite une dernière fois Pour un catastrophisme éclairé :

« Le catastrophisme éclairé consiste à penser la continuation de l’expérience humaine comme résultant de la négation d’une autodestruction – une autodestruction qui serait inscrite dans un avenir figé en destin. Avec l’espoir, comme l’écrit Borges, que cet avenir, bien qu’inéluctable, n’ait pas lieu. »

Que penser de cette métaphysique ?

Il me semble tout d’abord que, contrairement à ce qu’affirme Dupuy, cette proposition ne relève pas de la métaphysique, mais de la stratégie, de la rhétorique, de l’argumentation, de la psychologie individuelle et collective, bref du discours politique au sens noble du terme. Le seul élément ressortissant à la métaphysique est sa référence sibylline à la fatalité, au destin. Au demeurant, l’intervention sur le présent des représentations négatives que l’on se fait de l’avenir est connue des penseurs de l’antiquité gréco-latine et surtout de la tradition hébraïque ou chrétienne comme l’atteste toute la littérature apocalyptique.

Pour tenter d’en évaluer l’efficacité, il me semble utile de consulter deux livres ultérieurs de cet auteur, Petite métaphysique des tsunamis, paru en 2005 et Retour de Tchernobyl, journal d’un homme en colère, paru en 2006.

Alors que Jean-Pierre Dupuy avait achevé le texte d’une conférence que lui avait demandée l’Université de Lyon II pour célébrer en 2005 le triple anniversaire du tremblement de terre de Lisbonne en 1755, de la découverte d’Auschwitz-Birkenau en janvier 1945 et des bombes atomiques lâchées en août 1945 sur Hiroshima et Nagasaki, survint le tsunami de décembre 2004 qui ravagea Sumatra et plusieurs pays riverains de l’Océan indien. C’est cette circonstance, totalement imprévisible, qui lui inspira le titre du premier de ces opuscules où affleure le catastrophisme de Günter Anders, l’auteur de L’obsolescence de l’homme, dont le premier tome parut en français en 2001, alors qu’il était paru en allemand en 1956. A l’imprévisibilité des désastres de Lisbonne et Sumatra s’oppose la prévisibilité des deux autres désastres qui n’ont pu être évités bien qu’ils eussent été prévus par certains.

Mais la responsabilité humaine est quand même tout autre pour les événements prévisibles !

Certes ! J’y viens à présent avec Retour de Tchernobyl. Cet ouvrage est constitué du journal que tint Jean-Pierre Dupuy lors du séjour qu’il fit en Ukraine et notamment à Tchernobyl en aout 2005 puis à son retour à Paris jusqu’en février 2006.

Il effectua ce déplacement pour participer (à Kiev) à une université d’été consacrée à l’analyse des conséquences de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, à l’approche du vingtième anniversaire de celle-ci, survenue le 26 avril 1986.

La première colère que relate Dupuy dans Retour de Tchernobyl, journal d’un homme en colère, est provoquée par certains de ses interlocuteurs ukrainiens qui faisaient état de centaines de milliers de morts causés par la l’accident. Puis, sa colère se retourne contre l’évaluation du nombre des victimes par le Forum de Tchernobyl, mis en place en 2002 par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA, dont le siège est à Vienne), l’Organisation mondiale de la santé (dont il ne mentionne pas qu’elle a abdiqué ses compétences en matière nucléaire à l’AIEA) et plusieurs autres institutions des Nations Unies. Après de savantes enquêtes et évaluations, ledit Forum avance le chiffre de 4’000 morts. Nouvelle colère de Dupuy qui juge ce chiffre trompeur et retient le chiffre de 40’000 morts. Pour ma part, j’incline à penser que ce dernier chiffre est encore largement sousestimé puisque, en 2010, l’Académie des sciences de New-York devait dénombrer 985’000 vies perdues du fait de la catastrophe entre 1986 et 2004, soit tout près d’un million. J’incline donc à penser que la colère de Dupuy trouve sans doute son origine  ailleurs encore, dans des zones de sa psychè qu’il se garde de sonder.

L’initiative de l’université d’été à laquelle participa Jean-Pierre Dupuy émanait du « Laboratoire d’analyse sociologique et anthropologique des risques (LASAR) de l’Université de Caen et plus spécialement à l’un de ses chercheurs, le sociologue Frédérick Lemarchand.» (p. 20) Et il relate longuement les échanges qu’il eut avec différents membres de ce LASAR tant à Kiev et Tchernobyl qu’après son retour à Paris.

Au passage, Dupuy s’émerveille de la connaissance du français qu’ont les participants ukrainiens à cette manifestation. « Il est vrai, précise-t-il, que plusieurs des participants sont membres du projet ETHOS-CORE, dont certains des fondateurs furent des chercheurs français. Le projet, qui s’est d’abord développé en Biélorussie, le pays le plus touché par la catastrophe se déploie à présent en Ukraine. Ses objectifs ont quelque chose à voir avec la science-fiction.  « “Comment vivre le plus sainement possible après une apocalypse nucléaire ?» pourrait en être le slogan.» (p. 23,24) En réalité, les compagnons de Jean-Pierre Dupuy, membres du LASAR, étaient vraisemblablement associés à ce projet.

Si, dans ses échanges avec Lemarchand et ses collègues, Dupuy met en doute la possibilité d’apparition d’une “culture du risque“ radioactif, il semble  en revanche avoir oublié sa prévention contre les “gestionnaires du risque“ et ne s’interroge nullement sur les implications de leur projet pour la préparation de situations accidentelles ailleurs que dans la région de Tchernobyl.

Mais le projet EHOS-CORE  ne relève-t-il pas de l’humanitaire ?

Je crains que non. Voici ce qu’en pense une chercheuse française.

Dans son remarquable ouvrage La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, paru au Seuil, en septembre 2013, Sezin Topçu, historienne et sociologue des sciences, chargée de recherche au CNRS, rappelle que les responsables français de l’électronucléaire ont longtemps affirmé qu’un accident grave, comportant des conséquences sur la santé publique, était impossible en France. Toutefois, après Tchernobyl, ils ont progressivement changé de discours. C’est ce que signale l’article paru dans Le Monde le 21 octobre 2008 sous le titre “La France se prépare aux conséquences d’un accident de type Tchernobyl sur son sol.“ (S. Topçu, op. cit. p. 242)

Selon Sezin Topçu, il semble que la genèse de cette évolution doive être recherchée du côté de deux experts français : « l’un directeur du bureau d’études Mutadis – un cabinet spécialisé dans la gestion des activités à risque -, et l’autre, sociologue-psychanalyste de l’Université de Caen, qui se sont vu confier par la Commission européenne le Programme européen pour l’évaluation des conséquences de l’accident de Tchernobyl (1991-1995). (S. Topçu, p. 225) Cette société avait été très active dans le lancement du projet Ethos visant à aider les populations d’un district de Biélorussie, déplacées ensuite de l’accident, à retourner en zone contaminée pour y apprendre à “vivre autrement“ en gérant elles-mêmes leur contamination radiologique. Cette politique aboutit à “l’individualisation des risques“ qui avaient été pris par les autorités soviétiques. Curieusement, le gouvernement suisse a accepté de cofinancer, avec la Commission européenne, une deuxième étape de ce projet. (S. Topçu, p. 226)

En 2003,  un vaste programme international nommé Core (Coopération pour la réhabilitation des conditions de vie dans les territoires contaminés de Biélorussie) a été lancé pour déployer Ethos dans d’autres districts de Biélorussie, avec à nouveau une participation financière suisse. (S. Topçu, p. 238)

Le projet EHOS-CORE serait-il alors une émanation des promoteurs français du nucléaire ?

D’après Sezin Topçu, il émane non seulement des promoteurs français du nucléaire, mais aussi des instances de l’Union européenne.

En 2002 – écrit-elle – peu avant le lancement de ce programme, un projet européen  a vu le jour qui se propose d’élaborer un guide de culture radiologique pratique à destination du grand public. Selon S. Topçu, ce programme a deux volets : « Le premier est celui d’une pédagogie de la catastrophe, l’objectif étant d’habituer les individus à l’idée d’un changement profond et irréversible de leurs conditions de vie. Et le second volet traite d’une pédagogie de la responsabilité, de la responsabilisation préalable des individus avant même que la catastrophe ne survienne pour qu’ils aient connaissance du rôle actif et permanent qu’ils seront amenés à jouer dans un contexte post-accidentel. »(S. Topçu, p. 240,1)

Et il faut savoir que les experts français d’Ethos sont bien à l’œuvre à Fukushima, comme en Biélorussie et en Ukraine, où ils accumulent un savoir en vue de notre avenir.

Mais Jean-Pierre Dupuy pouvait ne pas prévoir ces développements !

Certes ! Mais n’aurait-il pas dû se préoccuper de ce qu’était le projet ETHOS-CORE en 2005 et en rechercher la signification pour l’avenir de la France et de l’Europe ?

Pour ma part, ce Retour de Tchernobyl, m’a incité à une nouvelle lecture de Pour un catastrophisme éclairé.

Son auteur s’est-il interrogé sur la responsabilité de la France et de ses élites intellectuelles dans le risque de catastrophe inhérent à la nucléarisation exceptionnelle de son pays ?

Quelle a été sa position face au mouvement antinucléaire français et européen qui, lui, depuis maintenant quarante ans, n’a cessé de dénoncer ce risque, non point au nom du principe de précaution, mais tout simplement pour prévenir une catastrophe ?

Comment a-t-il réagi aux avertissements nombreux qui s’élevèrent dès 1976 contre la construction du surgénérateur Super-Phénix de Creys-Malville de 1200 MWé, comportant près de cinq tonnes de plutonium, l’une des substances radioactives les plus toxiques, et refroidi avec quelque 5’000 tonnes de sodium, un métal qui peut s’enflammer spontanément à l’air et explose au contact de l’eau ?

Et que pense-t-il de la récente décision des autorités françaises qui, malgré l’échec ruineux du Super-Phénix, ont décidé de construire le surgénérateur Astrid de 600 MWé, prévu lui aussi pour fonctionner avec des tonnes de plutonium et de sodium liquide ?

A ma connaissance, il ne se pose pas ces questions et, en tout cas, n’en débat-il jamais. Il n’a pas écouté les lanceurs d’alarme et, s’il les a entendus, il ne leur a répondu que par son silence. Le prophète du catastrophisme éclairé me paraît avoir  été passablement inconséquent avec ses principes.

Mais qu’aurait-il pu faire ?

Pour prévenir la catastrophe que préparent les promoteurs français du nucléaire, l’ingénieur-philosophe qu’il est  aurait dû commencer par s’interroger sur les conditions particulières qui ont permis et favorisé cette périlleuse évolution.

Il y a tout d’abord, me semble-t-il, l’héritage idéologique du saintsimonisme et du marxisme dans l’intelligentsia française, notamment dans les grandes écoles, particulièrement à l’Ecole polytechnique et à l’Ecole des mines, qui ont fourni tant de dirigeants du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et de l’électronucléaire français. Rappelons que le communiste Frédéric Joliot-Curie fut le premier patron du CEA.

Il y a l’héritage gaulliste de la volonté de grandeur qui a trouvé un exutoire dans ce domaine à haut risque, plus ou moins délaissé par les autres grandes puissances en raison de sa dangerosité.

Il y a aussi l’impécuniosité des universitaires français, parmi les moins bien payés en Europe, ce qui induit la vénalité d’une frange d’entre eux qui se laissent séduire par les promoteurs d’activités douteuses en mal de crédibilité, dont celles relatives au nucléaire.

Il y a, sans doute, bien d’autres circonstances qu’un esprit aussi érudit et averti que Jean-Pierre Dupuy aurait pu détecter et qui lui auraient permis de contribuer à épargner à la France le désastre auquel ses nucléocrates ont pu impunément choisir de l’exposer, si seulement il avait eu le courage de s’émanciper de la solidarité clanique des grandes écoles et du Corps des mines, dont il est issu.

Jean-Pierre Dupuy a préféré présider le Comité d’éthique et de déontologie de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) dont la charte d’éthique et de déontologie ignore, tout simplement, le principe de précaution, même dans sa version édulcorée par le Parlement français !

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