par Stéphane Lhomme
Directeur de l’Observatoire du nucléaire
Mars 2023
Un résumé du présent article, comportant plusieurs extraits, est paru sous ce même titre
dans la revue Nature &Progrès, No 142 d’avril-mai 2023
Comme elle a tenté de le faire vainement au début des années 2000, l’industrie nucléaire essaye à nouveau d’instrumentaliser la crise climatique pour se présenter comme une solution pour « sauver la planète ». Outre le caractère absurde de cette option – on ne « sauvera » rien ni personne avec une énergie qui cause des catastrophes et produit des déchets qui vont rester dangereux pendant des millénaires – il apparait surtout qu’il s’agit d’une totale illusion qui pourra seulement faire perdre de l’argent, du temps… et de l’énergie.
Vingt ans plus tôt…
Les plus jeunes n’ont pas connu cette époque et les autres l’ont peut-être oubliée, alors faisons un petit flash-back : au début des années 2000, la grande majorité des médias ont déroulé le tapis rouge à Mme Lauvergeon, présidente du groupe nucléaire Areva. Présente sur toutes les ondes et dans tous les journaux, la dame était en train de « rénover l’atome », d’en faire une énergie « triomphante » appelée à construire des centaines voire des milliers de réacteurs partout sur Terre, et ce avec un argument principal : émettant beaucoup moins de co2 que les énergies carbonées (pétrole, gaz, charbon), le nucléaire allait purement et simplement « sauver le climat ». Les publicités d’Areva, omniprésentes, vantaient de façon parfaitement mensongère une énergie « sans co2 », et les médias célébraient le prétendu « grand retour du nucléaire » : longtemps honnie du fait de la catastrophe de Tchernobyl (débutée le 26 avril 1986), cette énergie était enfin réhabilitée et allait réaliser de véritables miracles.
Mais voilà, faire du bla-bla ne fait pas pousser les réacteurs nucléaires et, surtout, ne les finance pas. C’est ainsi que, après presque 10 ans d’efforts, Mme Lauvergeon a commencé à douter de l’efficacité de sa campagne. Le 10 septembre 2009, devant un parterre de décideurs et d’industriels lors du symposium annuel de l’Association mondiale du nucléaire (World Nuclear Association, WNA), elle lança l’alerte : « Ce n’est plus le moment de parler de la relance du nucléaire, maintenant il faut passer aux actes (…) nous devons construire des centrales et des infrastructures« .
En effet, les dirigeants des entreprises susceptibles de construire des réacteurs dans le monde se sont longtemps regardés sur le thème « Bon eh bien… qui se lance ? »… mais personne ou presque n’a souhaité investir des milliards dans l’atome. Rien à voir avec les risques et les déchets radioactifs, ces gens là s’en moquent bien et l’argent public sera toujours là pour payer les pots cassés. Non, leur problème était que les centrales étaient devenues trop difficiles à construire et que les estimations annonçaient une production d’électricité totalement ruineuse.
Résultat : le prétendu « grand retour du nucléaire » ne s’est pas produit. Areva a bradé un EPR en 2003 à la Finlande à 3 milliards et deux EPR en 2007 à la Chine à 3,66 milliards… les deux. Aux USA, seuls deux AP1000 – le cousin américain de l’EPR – ont été mis en chantiers en Géorgie au lieu des dizaines de réacteurs annoncés un peu partout.
Mme Lauvergeon a abattu sa dernière carte avec une ruineuse campagne publicitaire diffusée début 2011 dans des dizaines de pays dans le monde et basée en particulier sur une animation titrée « L’épopée de l’énergie » (que l’on peut voir encore en ligne, par exemple ici : https://cutt.ly/t8Fk98o ). Patatras, arrive Fukushima, la campagne est stoppée en catastrophe (c’est bien le mot !) et le prétendu « grand retour du nucléaire » disparait enfin des discours et des médias…
Vingt ans plus tard…
Nous voilà désormais au début des années 2020, donc vingt ans plus tard et12 ans après le début de la catastrophe de Fukushima : des études bidon sont publiées pour assurer que ce désastre n’a fait « aucun mort » (!) et à nouveau, comme pour Tchernobyl, on nous explique qu’il s’agit d’histoires anciennes auxquelles il ne faut plus penser.
Et, une nouvelle fois, le climat est mis en exergue pour justifier le projet de construire des réacteurs nucléaires partout sur la planète. En majorité, les médias reprennent la nouvelle formule qui leur a été soufflée : ce n’est plus le « grand retour » comme vingt ans plus tôt, c’est « le retour en grâce » du nucléaire ! L’expression fait fureur, elle sert de titre à des dizaines d’articles, dossiers, reportages…
En France, le 10 février 2022, le Président Emmanuel Macron annonce carrément la construction de 6 à 14 réacteurs. EDF étant en très grave échec sur le chantier du réacteur EPR de Flamanville, il s’agira de réacteurs baptisés « EPR2 » : « simplifiés », bien plus « faciles à construire » et « moins chers ». Yapluka !
Dans d’autres pays comme la Pologne, la Suède ou les Pays-Bas, des politiciens ignorants croient aux balivernes de l’industrie nucléaire et annoncent eux aussi la construction de nouveaux réacteurs.
De « nouveaux » réacteurs impossibles à construire et à financer…
Tout comme le prétendu « grand retour du nucléaire » il y a 20 ans, l’actuel « retour en grâce du nucléaire » va se dégonfler totalement face à la réalité. Car, s’il est facile de faire du blabla avec sa bouche, autre chose est de faire réellement construire des réacteurs nucléaires, ne serait-ce déjà que d’en trouver le financement.
Ainsi, en France, EDF est en très grave échec industriel, incapable de finir l’EPR en chantier à Flamanville (Manche). Ce réacteur devait être construit en 4 ans et entrer en service en 2012, il a donc déjà 11 ans de retard, et le bout du tunnel s’éloigne au fil du temps : présentant continuellement de nouvelles et graves malfaçons, le réacteur risque encore d’attendre des années sa mise en service… qui pourrait finalement ne jamais avoir lieu.
Alors on se demande bien par quel tour de passe-passe EDF serait subitement en capacité de construire 6 à 14 nouveaux EPR dans les années à venir, d’autant que l’incompétence n’est pas le seul grave problème pour ce projet. En effet, il y a un terrible manque de personnels qualifiés (ingénieurs, techniciens, en particulier des soudeurs spécialisés, etc). EDF a déjà le plus grand mal à trouver du monde pour entretenir les réacteurs actuels et les réparer (affaire de la corrosion, voir plus bas), alors avec qui lancer de nouveaux chantiers ?
D’autre part, EDF tente avec les plus grandes difficultés de construire deux EPR en Angleterre. Rappelons déjà qu’il ne s’agit pas là d’une commande des Britanniques : EDF a d’abord racheté British energy au prix fort (16 milliards en 2008… juste avant la crise mondiale qui a vu les cours s’effondrer !). Donc c’est finalement EDF qui a commandé deux EPR à EDF ! Et tout ça avec notre argent…
Bien sûr, comme en Finlande et à Flamanville, et malgré les belles assurances données (« nous avons tenu compte des difficultés des précédents chantiers, cette fois tout va bien se passer »), les retards se comptent d’ores et déjà en années, le budget explose et c’est encore et toujours EDF – c’est-à-dire nous – qui va tout payer… en creusant son déficit par de nouveaux milliards !
EDF est objectivement en situation de faillite, plombée par les flops des chantiers EPR et par le délabrement des réacteurs actuels. L’Etat français renfloue régulièrement l’électricien pour lui permettre de continuer à fonctionner, mais la dette est impossible à rembourser (c’est interdit par la législation européenne et, de toute façon, elle est trop lourde pour un Etat lui-même en très grave déficit). Alors comment financer de nouveaux réacteurs ?
Les suicidaires politiciens suédois annoncent vouloir commander… des EPR à EDF ! Prudents, les nucléocrates Néerlandais ne précisent pas de quels réacteurs ils rêvent. Quant aux Polonais, ils auraient choisi le concurrent américain de l’EPR, l’AP1000 : ce dernier devait être construit à des dizaines d’exemplaires aux USA mais, finalement, tous les projets ont été annulés sauf celui de Vogtle (Géorgie) où deux réacteurs sont en chantiers infinis (ils sont déjà plus de 7 ans de retard) avec un budget explosé : on se croirait à Flamanville !
Les réacteurs actuels en état de délabrement généralisé
Pour produire de l’électricité, EDF ne pourra donc pas compter sur de nouveaux réacteurs avant au moins 2045 ou 2050… et en réalité probablement jamais. Etant donné qu’aucune alternative au nucléaire n’a été sérieusement mise en œuvre – la France est le pays de l’Union européenne le plus en retard dans le développement des énergies renouvelables – la seule option qui reste à EDF est d’essayer de faire durer le plus longtemps possible les réacteurs actuels. On parle de façon irresponsable de 60 ans voire 80 ans de durée de vie : il est vrai que même un réacteur récent est dangereux, mais que dire d’un réacteur délabré prolongé au-delà de toutes limites ?
Mais en réalité on se demande bien comment la vie de ces réacteurs pourrait être prolongée alors qu’ils sont d’ores et déjà frappés par des défaillances de plus en plus graves. En 2022 est ainsi apparue l’affaire de la « corrosion sous contrainte » : des fissures sur des systèmes de sûreté très importants ont été découvertes sur au moins 16 réacteurs sur 56). De façon une fois de plus irresponsable, la prétendue « autorité de prétendue « sûreté » nucléaire (ASN) a laissé à EDF jusqu’à 2025 pour vérifier la présence de corrosion sur tous les réacteurs dont certains vont donc continuer à fonctionner avec une incertitude majeure sur la disponibilité de leurs systèmes de sûreté.
Et début mars 2023, une nouvelle affaire très grave est avouée par EDF concernant le réacteur 1 de la centrale nucléaire de Penly : une fissure dans un endroit inattendu, d’une profondeur de 23 mm pour un tuyau d’une épaisseur de 27 mm : il ne restait plus que 4 mm avant la rupture ! Dès le lendemain, deux nouvelles fissures sont découvertes dans les centrales de Penly et Cattenom. Il est clair que le parc nucléaire actuel est dans un état de délabrement avancé qui va entrainer des arrêts de réacteurs de plus en plus nombreux et fréquents (sans parler du risque d’accident nucléaire) et maintenir la France en état de dépendance vis-à-vis de ses voisins et en particuliers de l’Allemagne qui, depuis longtemps déjà, alimente massivement la France en électricité.
La part du nucléaire dans l’énergie mondiale est infime et en déclin
Le nucléaire produisait 17,1% de l’électricité mondiale en 2001 or, aujourd’hui, cette part n’est plus que de 9,5% : il ne s’agit pas d’une simple baisse mais d’un véritable effondrement, commencé d’ailleurs bien avant le désastre de Fukushima.
Ce phénomène va d’ailleurs continuer et s’accélérer : sur les quelques 400 réacteurs nucléaires encore en service sur Terre, la grande majorité est en fin de vie. Certes, les autorités de sûreté accordent (de façon insensée) des prolongations de durée de vie mais cela ne fait que retarder un peu l’inéluctable. Dans tous les cas, dans les 20 ans à venir, ce sont entre 100 et 200 réacteurs qui vont fermer définitivement, les autres suivant de près.
Les tenants de l’atome tentent de sauver la face en rappelant qu’une cinquantaine de réacteurs est en construction dans le monde (essentiellement en Chine d’ailleurs) mais, si c’est évidement regrettable du point de vue antinucléaire, cela ne fera que freiner un peu la suite de la chute rapide du nucléaire.
Notons enfin que la part de l’électricité dans la consommation mondiale d’énergie est d’un peu moins de 20%. De fait, le nucléaire couvre moins de 2% de la consommation mondiale d’énergie, une part infime et en déclin : les gens qui prétendent que le nucléaire, émettant peu de co2 (ils disent même qu’il n’en émet pas du tout, ce qui est un mensonge), est à même de lutter contre les émissions de gaz à effet de serre, et carrément de « sauver le climat », sont des imposteurs.
L’impossible électrification générale de la société mondiale
L’électricité couvrant moins de 20% de la consommation mondiale d’énergie, et le nucléaire moins de 10% de l’électricité mondiale, les adorateurs de l’atome ont « la » solution : il « suffit » d’électrifier massivement l’économie mondiale et, tant qu’on y est, de faire du nucléaire la source la plus importante de production d’électricité dans le monde.
Il ne s’agit là que de bavardages qui n’ont aucune chance de se réaliser, même partiellement. Comme déjà vu, la part du nucléaire dans le monde ne cesse de décliner, phénomène qui va continuer de façon inéluctable. Dans ses scenarios les plus fous, l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) imagine la construction sur Terre de centaines de nouveaux réacteurs, portant leurs nombre jusqu’à mille (contre 400 actuellement), tout ça pour seulement parvenir… à maintenir la part du nucléaire à environ 10% de l’électricité mondiale, et donc à 2 ou 3% de la consommation mondiale d’énergie.
Il faut déjà comprendre que l’électrification générale de la société mondiale est un doux rêve. Le seul projet de remplacer à marche forcée les voitures thermiques par des voitures électriques se heurte à des réalités matérielles et financières incontournables. D’ailleurs, la décision prise au niveau de l’Union européenne d’interdire la commercialisation de voitures thermiques à partir de 2035 est en voie d’être annulée, non pas sous la pression d’un implacable « lobby des moteurs thermique et du pétrole » (même si ce lobby existe) mais tout simplement parce que tous ceux qui travaillent sur ces questions savant qu’une telle bascule est totalement impossible sur les plans industriels et financiers.
Et à supposer que, d’un incroyable coup de baguette magique, des centaines de millions de voitures thermiques (sur un total de 1,4 milliard sur Terre) soient remplacées par des voitures électriques, personne ne sait comment celles-ci pourraient être rechargées. Au « mieux » par d’innombrables centrales électriques alimentées au charbon (!), qui peuvent être construites en peu de temps et à moindre frais, mais dans ce cas on ne voit pas l’intérêt de rouler l’électrique (sachant de plus que la fabrication des batteries d’une voiture électrique émet à elle seule, en co2, l’équivalent de l’utilisation d’une voiture thermique pendant 10 à 15 ans !)
De toute façon, à supposer qu’une électricité « propre » et en grande quantité apparaisse subitement sur Terre (ce qui est impossible), électrifier l’ensemble ou du moins une bonne partie du monde (transports, industrie, chauffages des habitations, etc) demanderait des investissements pharaoniques pendant des décennies, probablement un siècle. On est dans la totale illusion, et de toute façon ce serait bien trop tard pour lutter contre le changement climatique, qui nous frappe d’ores et déjà.
Astrid, Thorium, Fusion : le bal des illusions nucléaires
Les adorateurs de l’atome n’ont plus, pour soutenir leurs rêves radioactifs fous, que la foi dans des technologies « miraculeuses ». Il est par exemple question du projet Astrid, abandonné d’ailleurs par la Commissariat à l’énergie atomique. Il s’agit en réalité d’un successeur du surgénérateur Superphénix qui n’a jamais correctement fonctionné en France. Les autres pays nucléarisés ont tous échoué dans cette voie : le surgénérateur allemand de Kalkar a fermé sans jamais avoir pu être mis en service, celui de Monju au Japon a connu une suite ininterrompue d’incident dont un terrible incendie avant d’être fermé à son tour, les USA ont abandonné leurs projets similaires. Seuls les Russes parviennent à faire hoqueter tant bien que mal leur BN800… qui ne réalise pour autant aucun des « prodiges » attendus, en particulier le fait de « produire plus de matières fissiles qu’il n’en consomme ».
On voit aussi ressortir régulièrement sur les forums ou dans les médias la « solution » de la filière thorium : au lieu de l’uranium, il « suffit » d’utiliser du thorium, option qui ne comporterait « que des avantages » : abondance sur Terre, pas de production utilisable à des fins militaires, etc. Seul petit « détail » : les réacteurs « au thorium » (qui n’existent que sur le papier) sont eux aussi des surgénérateurs, comme Superphenix, Kalkar, Monju : retour à la case échec !
Il ne reste plus aux atomistes que la foi en la fusion nucléaire, dont les physiciens eux-mêmes disent « C’est une énergie d’avenir, le problème est qu’elle le restera toujours ! ». A Cadarache, en Provence, est en construction depuis près de 20 ans l’installation Iter qui regroupe toutes les grandes puissances nucléaires du monde (USA, Russie, Chine, Japon, Corée du Sud, Inde, Union européenne) et qui est d’ores et déjà un échec total et un puits financier sans fond qui engloutit des dizaines de milliards. Fin 2022, on a appris qu’il fallait même détruire une partie de ce qui a été péniblement construit pour en extraire des pièces gigantesques qui présentent de graves malfaçons et tenter de les réparer, ce qui prendra des années… sans certitude de pouvoir y parvenir.
Que ce soit à propos d’Iter ou de quelques autres installations dans le monde (le NIF aux USA, le Mégajoule en France, etc), la fusion fait depuis 40 ans l’objet de communications fracassantes annonçant « une avancé e décisive vers la maîtrise de la fusion nucléaire » (cf par exemple Le Monde du 12 novembre 1991). Cela permet aux physiciens de décrocher de nouveaux budgets pour faire des recherches assurément passionnantes pour eux… mais qui n’aboutissent et n’aboutiront jamais à rien.
Conclusion
A force de communication massive dans les médias (qui appartiennent pour la plupart à des groupes industriels ou à l’Etat, donc à des structures pro-atome), l’industrie nucléaire française va peut-être obtenir le lancement de quelques chantiers de nouveaux réacteurs « EPR2 », par exemple à Penly (Seine-Maritime), qui ne manqueront pas de tourner au désastre industriel et financier comme les premiers EPR. Cela ne permettra évidement pas de donner une nouvelle vie à l’énergie nucléaire, laquelle est en déclin irréversible sur Terre, mais cela promet de coûter une nouvelles fois des dizaines de milliards qui seraient tellement utiles pour les plans d’économies d’énergie, de développement des renouvelables, ou pour tout autre investissement utile à la société (santé, éducation, culture, etc). Sans même parler des catastrophes déjà survenues (en particulier Tchernobyl et Fukushima) et de celles malheureusement très possibles à l’avenir, ni de la question insoluble et dramatique des déchets radioactifs, le nucléaire est par nature une calamité pour la planète et pour les êtres vivants.