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Nucléaire, questions de bon sens

Annie et Pierre Péguin, octobre 2022

Face à la pression médiatique et politique destinée à convaincre la population de la nécessité de relancer la construction de réacteurs atomiques, il convient de rappeler quelques évidences qu’on tente de nous faire oublier, voire de nous cacher. 

Les mensonges 

– L’électricité nucléaire est une énergie décarbonée. Si on considère tous les matériaux, et tous les transports nécessaires au développement de la filière nucléaire, depuis l’extraction de l’uranium jusqu’au démantèlement des centrales et la gestion des déchets atomiques pour des temps infinis, on peut difficilement prétendre que l’électricité produite est une énergie décarbonée ! (1) 

 Énergie pas chère, (2). Le coût du nucléaire est maintenant plus élevé que celui des renouvelables. c’est pourquoi les investissements mondiaux dans les énergies renouvelables dépassent de loin ceux dans le nucléaire . Ainsi le coût de l’éolien offshore est annoncé comme étant 2 fois moins cher. De ce fait l’électricité nucléaire ne couvre même pas 10 % de la consommation totale d’électricité dans le monde, soit moins que l’éolien et le solaire réunis (3).

– Indépendance énergétique. (4) L’« indépendance énergétique » acquise grâce au nucléaire n’est qu’un mensonge d’État. En effet, Il n’y a plus d’extraction d’uranium en France, nous sommes dépendant des importations provenant du Kazakhstan, du Niger, d’Ouzbékistan… 
C’est au groupe Russe Rosatom qu’est confié le recyclage d’uranium issu du retraitement à la Hague. Un navire russe vient d’en faire une livraison à Dunkerque. Apparemment les sanctions ne concernent pas les échanges avec la Russie dans le domaine atomique !… 

Ce dont on se garde bien de parler 

– Risque de catastrophe. Tchernobyl il y a 36 ans et Fukushima il y a 11 ans ont malheureusement démontré que le risque de catastrophe est réel et que les conséquences sur les êtres vivants, les cauchemars vécus par les malheureuses victimes et leurs descendants pendant des années, sur des territoires au minimum grands comme des départements et sur le budget du pays concerné, devraient en faire une énergie inacceptable.

En France, à au moins 3 reprises, la catastrophe a été frôlée (St Laurent des Eaux 1969 et 1980, Blayais décembre 1999, la prochaine aura-t-elle lieu chez nous ou en Ukraine où la menace grandit autour de la centrale de Zaporijjia, faisant craindre le pire pour l’Europe ? 

– Trop polluant. Toutes les centrales en activité rejettent de la radioactivité dans le milieu ambiant que ce soit l’air ou l’eau. Il en va de mème pour les usines qui assurent le cycle du nucléaire, telles que Malvesi, Cadarache, Marcoule, Pierrelatte, Romans, et d’autres, mais c’est surtout le cas de l’usine de retraitement de la Hague qui fait du Cotentin la région la plus touchée du pays. 
Et aucune solution satisfaisante n’a été apportée à l’accumulation des déchets radioactifs. Que ce soient ceux de la fission de l’uranium hautement radioactifs retraités à la Hague pour lesquels le projet d’enfouissement à Bure est un leurre, ou des millions de tonnes de matériaux faiblement radioactifs ainsi que des stériles des mines d’uranium.

– Contamination du vivant. La santé des espèces vivantes, humains compris, est tributaire d’un environnement ne comportant que de faibles rayonnements issus du sol ou reçu de l’espace. 
La désintégration de l’uranium et de ses descendants engendre la prolifération de multiples radioéléments qui n’existent pas à l’état naturel (5), ils s’intègrent au vivant, se concentrent le long de la chaine alimentaire, et nous contaminent par ingestion pouvant s’attaquer au métabolisme de nos cellules et à leur ADN. Les conséquences n’en sont pas immédiates, mais n’y aurait-il pas un lien avec la prolifération des cancers, leucémies, maladies diverses qui ne seraient pas seulement dues aux pollutions des produits chimiques? Même si les liens directs sont bien difficiles à établir – sauf pour le cancer de la thyroïde que les pronucléaires ont été obligés de reconnaître – les victimes déclarées dûment reconnues au voisinage des centres atomiques, en Polynésie, ou en Biélorussie l’attestent. 
On sait maintenant que même les faibles doses de contamination ont des effets sur la santé, et plus grave encore sur la reproduction: les cellules sexuelles y sont particulièrement sensibles. C’est une atteinte à notre génome pouvant provoquer des avortements, des naissances monstrueuses, ainsi que des mutations transmissibles. Depuis les débuts du nucléaire, le lobby occulte cette contamination du vivant, il ne retient que l’irradiation directe et minimise considérablement le nombre de victimes, civiles ou militaires. Mais la CIPR (Commission Internationale de Protection Radiologique) reconnaît que toute dose de radioactivité comporte les risques mutagène, cancérogène, et autres. 
De plus les puissances nucléaires disposent de gros stocks d’U 238 rebut de l’enrichissement du combustible, c’est un métal lourd que les forces armées utilisent en tête d’obus pour percer les blindages, largement utilisés en Irak par les US . Il émet des rayons alfa, et les poussières disséminées et ingérées provoquent de gros dégâts chez les vétérans et dans la population (en particulier naissances de monstres!).

– Rechauffement climatique. On s’en préoccupe à juste titre et le nucléaire est présenté comme un recours, ce qui paraît convaincre les jeunes générations, mais en est-il vraiment un ? L’ouvrage d’Hervé Kempf Le nucléaire n’est pas bon pour le climat montre bien ce qu’il n’en est rien (6). 
Non seulement il ne fournit pas une énergie vraiment décarbonée, mais en outre il contribue au réchauffement climatique, comme le font toutes les centrales thermiques. Le rendement des centrales étant à peine de 30 %, par conséquent 70 % de l’énergie dégagée par la fission de l’uranium dans les 56 réacteurs est dissipée en chaleur dans l’eau et dans l’air. Des recherches récentes en démontrent l’importance significative par rapport aux autres causes (7).

– Trop vulnérable. La sécheresse de ce printemps et de cet été a démontré la vulnérabilité des réacteurs au dérèglement climatique : énormes consommateurs d’eau pour leur refroidissement, ils sont dépendants du régime fluvial. EDF a dû obtenir des dérogations pour poursuivre la production de plusieurs d’entre eux malgré la température trop élevée et/ou l’étiage insuffisant de l’eau des fleuves. 
La tempête de l’hiver 1999 a montré la fragilité au risque d’inondation de la centrale du Blayais, et le tsunami de mars 2011 au Japon a provoqué la catastrophe de Fukushima. Qu’en sera-t-il des nouveaux EPR construits en bord de fleuves ou de la mer ?

– Le nucléaire fragilise les pays qui l’utilisent : La guerre en Ukraine, pays nucléarisé démontre les risques immenses que font courir les centrales nucléaires. Elles deviennent des cibles de guerre et possiblement de terrorisme. 

Enfin, et cela peut servir de conclusion

Quelle folie peut conduire ceux qui nous gouvernent à prétendre relancer la construction de réacteurs, alors que nos voisins européens abandonnent le nucléaire qui ne représente plus que 2 % de l’énergie globale consommée dans le monde entier ? Ils ne s’en sortent pas plus mal et ne sont pas retournés à l’ère des cavernes ni même à celle de la bougie ! 
Du fait de sa centralisation et de la concentration du pouvoir qui en résulte, la France peut imposer le choix politique de son développement, en assumer les coûts, en cacher les effets sanitaires et neutraliser l’opposition à cette technologie mortifère. 
Tandis que les humains de la préhistoires nous ont légués de magnifiques peintures rupestres, nous laissons sans honte à nos descendants des déchets toxiques et radioactifs extrêmement dangereux pour des centaines de milliers d’années. Voir l’excellente BD d’Etienne Davaudeau (8). 
D’autres solutions existent, des études, dont certaines présentées par RTE (Réseau de transport d’électricité, filiale d’EDF) démontrent la faisabilité de scénarios 100% renouvelables associés à la sobriété. 
Les énergies renouvelables ne réchauffent pas l’environnement, elles transforment les énergies reçues gratuitement du soleil en électricité. Elles ne génèrent pas de gaz à effet de serre. Le démantèlement des équipements mis en place pour les capter est infiniment plus simple que celui des réacteurs atomiques, et n’abandonne pas pour des dizaines de milliers d’années des masses de produits radioactifs. 
Elles sont une source importante d’économie financière alors que le nucléaire est un puits sans fond de sommes colossales. Comment ne pas rêver à tout ce qu’on aurait pu réaliser avec cet argent pour améliorer le bien-être de tous, à commencer par celui de l’isolation des habitats ? 
Certes elles ne doivent pas être installées n’importe où, une gestion plus démocratique de leur installation les rendrait plus acceptables. 
Pourquoi faudrait-il attendre la catastrophe pour arrêter le nucléaire (9) ? Attend-t’on qu’un immeuble s’effondre pour en évacuer les habitants? Ne serait-il pas préférable de mieux utiliser provisoirement des centrales thermiques (celles au gaz plus fiables et moins polluantes ont le meilleur rendement 50%), le temps de pouvoir les arrêter aussi? 

Références

(1) Que ce soient les mines d’uranium, le transport des minerais, l’affinage à Malvesi, le conditionnement en oxyde de l’uranium, l’enrichissement au Tricastin, l’élaboration des « crayons » de « combustible *», les transport vers les réacteurs qu’il a fallu construire, leur acheminement vers la Hague pour être « retraités », enfin le démantèlement des réacteurs et la gestion des déchets pour l’éternité ! 
*C’est à tord que le terme « combustible » est employé communèment, puisque les atomes d’uranium ne brulent pas, ils se fissurent en dégageant de la chaleur et en émettant des rayonnements dangereux
(2) D’après Fabrice Nicolino (https://fabrice-nicolino.com/?p=5553), le chiffrage total du cout de la production nucléaire d’électricité, soigneusement dissimulé, est difficile à faire. Quelques éléments montrent l’étendue du gouffre financier. En janvier 2012, la cour des comptes estime que le nucléaire a déjà coûté 228 milliards € depuis les années 50, combien depuis? S’y ajoutent les recherches 55 milliards, le démantèlement des vieilles centralesse dizaines de milliards, renationalisation EDF, dont la dette approche les 50 milliards, 10 milliards, enfouissement 8 milliards au moins de subventions accordées à Areva-Orano, 100 milliards de travaux de sécurisation des vieux réacteurs, coût de l’EPR de Flamanville qui a dépassé les 20 milliards, etc.
(3) https://reporterre.net/Dans-le-monde-l-eolien-et-le-solaire-depassent-le-nucleaire 
(4) https://reporterre.net/Non-la-France-n-est-pas-independante-grace-au-nucleaire#forums
(5) hubert Greppin « Effets des radiations ionisantes » dans « Radioprotection et droit nucléaire » ivo Rens,, ed Georg,1998.
(6) Hervé Kempf “Le nucléaire n’est pas bon pour le climat”, ed Seuil, 2022. 
(7) Francois Vallet: https://blogs.mediapart.fr/francois-vallet/blog/091121/l-energie-nucleaire-rechauffe-la-planete-et-le-climat, Les émissions de chaleur des centrales nucléaires rapportées à la surface du pays ont été de 0.26 W/m² en 2018. Les émissions totales de chaleur du pays ont été de 0,55 W/m² pour la même année. Ce qui veut dire que le nucléaire serait responsable de la moitié de la contribution du pays au rechauffement climatique, si ces calculs sont confirmés! 
(8) Etienne Davaudeau « Le droit du sol » ed Futuropolis, 2021. L’auteur a parcouru à pied les 800 kms qui séparent la grotte de Pech Merle et ses peintures supestres, à Bure où on prétend enfouir les déchets radioactifs pour des centaines de milliers d’années…. 
(9) voir le site du collectif Arrêt du Nucléaire (ADN) http://collectif-adn.fr/

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Lettre ouverte à Greta Thunberg

par
Xavière Gauthier
, femme en lutte et militante antinucléaire depuis 1970
4 avril 2022

paru dans la Gazette Nucléaire

publication du GSIEN (*)

https://gazettenucleaire.org/2022/297/lettre-ouverte-greta-thunberg.html

Chère Greta Thunberg,


Dès que je t’ai entendue lancer ton premier appel, la véhémence de ta voix, la justesse de ton propos, l’intensité de ton apostrophe m’ont convaincue que tu étais une sorcière. Moi qui suis une vieille sorcière du siècle dernier, je te vois comme une jeune sorcière, rebelle et savante. Tu as fait lever en moi un fol espoir, comme si tu me donnais la main à travers les générations.

Tu me permets une petite remarque ? Tu dis : « Vous m’avez volé mes rêves. » Or, moi, je ne t’ai rien volé du tout. Lorsque j’avais ton âge, je ne m’étais jamais assise dans une automobile, j’allais à pied à l’école, faisant ainsi 100 kilomètres par an (j’ai calculé), je revenais déjeuner chez moi, où ma mère avait préparé pour toute la famille les légumes du jardin (j’habitais en ville, mais nous avions un potager nourricier), les œufs de nos poules, parfois un de nos lapins aussi doux à caresser que délicieux à manger, le cidre de notre tonneau pour mon père, un dessert avec le lait que nous allions chercher dans notre gamelle chaque jour. Nous n’avions ni frigo, ni congélo, ni aspirateur, ni fer à repasser électrique, ni télévision, ni ordinateur. Nous moulions les grains de café à la main. Nous ne jetions pas de bouteilles en verre, nous les lavions ; pas de flacons en plastique, cela n’existait pas ; pas de tampons, de mouchoirs en papier, nous n’en avions pas. Je n’avais pas de portable, même pas le téléphone.

Ce n’était ni mieux, ni moins bien. C’était mon enfance, c’était dans les années 1950.

Maintenant que tu connais mon grand âge, je peux te raconter ce qui s’est produit, douze années avant ta naissance, dans la centrale atomique de Forsmark, non loin de la ville où tu es née, Stockholm. L’histoire se passe le 28 avril 1986. Un employé de cette centrale passe devant un détecteur et déclenche l’alarme. Évacuation, recherches dans tous les recoins : rien. Finalement, sur la pelouse, on détecte des particules radioactives typiquement soviétiques. Forsmark est pourtant à 1 100 kilomètres de Tchernobyl. Mais les vents ont soufflé du sud-est et les pluies sont tombées dans le nord-est. La direction de la centrale suédoise alerte le monde entier : deux jours plus tôt s’est produite la plus grande catastrophe nucléaire du XXe siècle. En quelques secondes, la puissance du réacteur a centuplé. Les 1200 tonnes de la dalle de béton recouvrant le réacteur ont été projetées à l’air et sont retombées de biais sur le cœur du réacteur qui a été fracturé par le choc. Ce matin-là, 900 lycéens de Prypiat (à trois kilomètres de la centrale), un peu plus jeunes que toi, tournent autour de la centrale pour un « marathon de la paix ». Et aujourd’hui, à Pinsk, à plus de 300 kilomètres de Tchernobyl, 80 % des enfants sont malades. À Mozyr, à 100 kilomètres de Tchernobyl, sur 600 nouveau-nés, 230 sont en réanimation. Entre 1986 et 2004, il y a eu un million de décès prématurés. C’est un professeur émérite de l’université de Bâle, Michel Fernex, fondateur de l’association « Enfants de Tchernobyl Belarus », qui m’a appris ces terribles chiffres. Déjà, en 1995, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies estimait à près de 10 millions le nombre de personnes souffrant des conséquences de la catastrophe. « La tragédie ne fait que commencer », déclarait Kofi Annan. Je regarde les photos d’enfants difformes, tordus, atrophiés, et mon cœur entre en fusion, comme le cœur du réacteur.

Tu t’insurges contre les gouvernants du monde entier qui font de beaux discours mais ne tiennent pas leurs promesses. Tu as entièrement raison. C’est vrai aussi pour les dirigeants suédois qui ont décidé en 1980 l’abandon du nucléaire et qui construisent actuellement des installations de stockage géologique profond qui seront en service vers 2030. Où ? Justement sur le site de Forsmark, où des déchets de faible intensité sont déjà stockés à 50 mètres sous le fond de la mer Baltique. Pourquoi de nouvelles installations ? Pour les HAVL, déchets de haute activité à vie longue.

Tu vois, c’est ainsi ; dès qu’une région est nucléarisée, on ajoute et on ajoute, comme si c’était un endroit déjà condamné. C’est ce qui se passe à la Hague. Tu ne connais pas cette extrémité de presqu’île normande ? Cela m’amuse d’apprendre que hag, dans ta langue, c’est une vieille sorcière ! Mais, en vieux norrois (ancêtre des langues scandinaves et du normand), c’est un pâturage et c’est le nom de ce coin de France. De sorte que nous pouvons jouer à être cousines, ou presque, par nos ancêtres vikings… Eh bien, dans la Hague, près de la ville de Cherbourg dont l’arsenal est célèbre pour la construction de sous-marins nucléaires, on a érigé, dans les années 1960, un centre de retraitement des déchets radioactifs. Retraiter, ce n’est pas recycler, c’est séparer les déchets en en produisant d’autres, des rejets radioactifs liquides et gazeux en grande quantité. Cela ne diminue en aucun cas la radioactivité des déchets et même cela l’augmente, avec l’utilisation du combustible MOX. Ce retraitement ne sert à rien, sauf à obtenir du plutonium, principal élément d’une bombe atomique. Nucléaire encore : on a érigé, dans les années 1970, une usine atomique à Flamanville-Hague. Nucléaire encore : on érige actuellement un EPR, qui devait coûter 3,3 milliards d’euros mais a déjà dépassé les 19 milliards selon un rapport de notre Cour des comptes de juillet 2020, qui devait commencer à fonctionner en 2012 mais ce sera, peut-être, fin 2023. Où ? à Flamanville-Hague. Nucléaire toujours : ce bout de terre sacré « poubelle de l’Europe » doit subir, depuis 1969, la présence d’un centre de stockage à Digulleville – oui, c’est dans la Hague – où sont entreposés [stockés] près d’un million de mètres cubes de déchets ultimes [officiellement 527 225 m3 soit un peu plus de 1⁄2 million].

Trop petit : on ajoute une extension pouvant contenir 4 212 conteneurs de déchets vitrifiés de haute activité. Entre 2018 et 2022, le site accueillera 12 000 conteneurs. La présidente de l’Agence nationale des déchets radioactifs (Andra) ose déclarer (how dare you ?) : « Nous surveillerons les déchets le temps qu’il faudra. » Pendant combien de centaines de milliers d’années va-t-elle surveiller ? Le journal de l’Andra répond (à l’automne 2015) : « Le processus de décroissance de la radioactivité des déchets peut prendre plusieurs millénaires. Après la fermeture des centres de stockage, comment prévenir les générations suivantes de leur présence ? » Un professeur en sciences de l’information et de la communication, s’appuyant sur la littérature du Moyen Âge, a retrouvé la description des sons censés avoir effrayé le roi Arthur et Lancelot : «Si ces sons ont conservé la même signification aujourd’hui, on peut présumer qu’ils puissent être compris de la même manière dans plusieurs siècles. » Quels sons ? « Un son strident et prolongé. » Reste « à trouver les moyens de diffuser » ces sons, continue l’autorité compétente. Dans 300 ans, dans 10 000 ans, dans 500 000 ans, on criera « Attention ! Danger mortel ! » aux humains – y en aura-t-il encore ? De quelle sorte ? Ce serait comique, s’il ne s’agissait pas de l’avenir de l’humanité. Puisque je suis dans ce registre, laisse-moi te raconter l’exercice surprise qui s’est déroulé une nuit de janvier 2021 à Flamanville. Depuis la catastrophe de Fukushima, les mesures de sécurité ont été renforcées, voyons le résultat. Plan d’urgence déclenché à 23 h 31 ; préfecture prévenue à 1 h 25 et Autorité de sûreté nucléaire à 1 h 43 ! Plus drôle (?) : le chef d’exploitation au poste de commandement ne savait pas « se connecter au système d’information collaboratif de crise ». Encore plus drôle (?) : « Un équipier ne connaissait pas le code du câble de protection antivol. »

Tu as été bouleversée, j’imagine, comme moi-même j’ai été bouleversée, comme nous avons été des millions à être bouleversés, en regardant la photo d’un ours tenant tout juste sur un petit iceberg en train de fondre. Il va mourir ! Il va s’enfoncer ! Au secours ! Il faut agir ! Mais, personne, presque personne, je le crains, n’est bouleversé en apprenant que plus de 8000 tonnes de combustibles irradiés, plus de 55 tonnes de poudre d’uranium, des milliers de mètres cubes de déchets, sont sous nos pieds, dans le nord de la presqu’île du Cotentin, ce pays qui était pâturage (hag), que plusieurs millions de litres de rejets liquides radioactifs sont dispersés dans le raz Blanchard, là, dans la mer.

Un ours, oui, c’est touchant, mais les papillons ? Tu ne sais pas ? Quand la centrale nucléaire de Fukushima a explosé, suite à un tsunami, tu n’avais que huit ans, mais tu devais être déjà très curieuse de savoir et capable d’indignation. Tout de même, sais-tu que, jusqu’à 200 kilomètres de la catastrophe, les papillons bleus ont les ailes atrophiées, courbées, en surnombre, les antennes difformes, les yeux bosselés, la couleur altérée. Pas grave ? Sans antennes pour explorer leur environnement, ces insectes sont mal. Ce sont seulement 12% des sujets qui sont atteints ? Oui mais, à la génération suivante, les mêmes anomalies sont relevées sur 18%, à la troisième génération, plus de 33%, et à la suivante, 52%. Les dommages sont génétiques. Le nucléaire est sournois. Il progresse à travers le temps, à travers les siècles.

Or, nous voulons des ours, nous voulons des coquelicots, nous voulons des papillons.

Pendant ce temps, les paysans ukrainiens pauvres tentent d’abattre des dizaines de loups radioactifs et enragés qui les attaquent, le soir, près de la zone d’exclusion de Tchernobyl. Ils ne peuvent même pas vendre les peaux, qui sont contaminées. Pendant ce temps, les éleveurs Touaregs sont expulsés de leur territoire, les terres et les eaux nigériennes subissent les pollutions radioactives liées à l’extraction de l’uranium, nécessaire aux chauffages électriques des Français. Ni vu, ni connu, en 2010, Areva déverse 200 000 litres d’effluents radioactifs, à seulement 3,5 kilomètres de la ville d’Arlit. Et les fausses couches sont légion. Et les autochtones sont la proie de « maladies étranges ».

Pourquoi une telle indifférence au mal souterrain? Pourquoi un tel déni ? Parce qu’il n’y a pas d’images ? Parce que la radioactivité ne se voit pas ? Qui s’inquiète des 150 000 tonnes de déchets radioactifs déversés dans l’Atlantique ? Qui dénonce les 17 000 tonnes qui gisent à 100 mètres de fond dans la fosse des Casquets (La Hague) ? Le plastique, au moins, on le repère.

Chère Greta Thunberg, toi, tu n’es pas dans le déni. Tu dis clairement: il faut s’instruire, il faut écouter les scientifiques. Tu relaies magnifiquement les rapports du GIEC. Mais n’as-tu pas connaissance des analyses du GSIEN, le Groupement de scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire ? Ces savants expliquent que, malgré toutes les recherches faites depuis qu’on s’est lancé dans le programme nucléaire, donc depuis les années 1950, aucune solution n’a été trouvée pour l’élimination des déchets. « Faute de solution pour les supprimer, on se trouve dans la situation où l’on crée des matières très dangereuses et qui le resteront bien après que l’homme aura cessé d’utiliser l’énergie nucléaire. C’est l’un des plus graves problèmes liés à l’utilisation de cette énergie. Les technocrates l’occultent en disant que l’on trouvera bien une solution. […] Cela relève de l’acte de foi, non d’une attitude scientifique. » En 2022, il n’y a toujours pas l’ombre d’une solution. En attendant, les déchets s’entassent dans la très vieillissante usine de la Hague. Dès 2018, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire alertait sur la « saturation des piscines de La Hague, où refroidissent 10 000 tonnes de combustibles irradiés ». C’est l’équivalent de plus de cent-dix cœurs de réacteurs ! Et ces piscines sont très mal protégées. La solution à la saturation ? On a voulu en construire une autre à Belleville (Loire), les habitants ont refusé, alors ce sera sur le site de La Hague, encore et toujours. D’une capacité de 6500 tonnes, soit 13 000 assemblages de combustibles usés, elle va être entourée d’un mur de 5 mètres de haut sur 5 kilomètres. Charmant paysage !

Et les plus gros déchets, ce sont les centrales elles- mêmes, qu’on ne sait pas démanteler. N’as-tu pas entendu l’alerte du polytechnicien et physicien nucléaire, Bernard Laponche ? Il a participé à la mise en place des premières centrales nucléaires en France puis il a compris cette aberration : ces monstres de béton ne servent qu’à faire bouillir de l’eau chaude. Au passage, les deux tiers de la chaleur étant perdus, ils réchauffent les fleuves et la mer, car il faut refroidir les réacteurs en permanence avec de grandes quantités d’eau. La température du Rhin a augmenté de près de trois degrés. Les poissons n’apprécient pas. Tu comprends bien que non seulement le nucléaire ne sauvera pas le climat, mais que le réchauffement climatique rend encore plus dangereux le nucléaire. Déjà en 2003, l’année de ta naissance, la France avait été obligée de fermer dix-sept de ses réacteurs à cause d’une première canicule. Qu’en sera-t- il en 2050 quand l’étiage des cours d’eau aura baissé d’au moins 20% ?

En rejetant leur eau, les sites nucléaires sont autorisés à rejeter du tritium, du carbone 14, du chlore, des nitrates, des sulfates, du zinc, du cuivre… Je te parle là d’un fonctionnement normal. De même, en fonctionnement normal, la centrale de Flamanville – me voilà revenue dans ma matrie – est autorisée à laisser fuiter dans l’atmosphère 100 kg de gaz SF6 par an (chaque centrale a son autorisation annuelle). C’est quoi, ce SF6 ? C’est de l’hexafluorure de soufre, un gaz à effet de serre extrêmement puissant, puisqu’un seul kilo de ce fameux SF6 équivaut à presque 23 000 kilos de CO2 en termes de pouvoir réchauffant. Et, comme si cela ne suffisait pas, le 6 août 2020, l’usine de Flamanville a dépassé de 2 kg le seuil maximum autorisé. Quoi ! je m’indigne pour deux petits kilos ? Certes oui, car ce dépassement, cumulé pour les sept premiers mois de l’année 2020, équivaut déjà à près de 2 350 000 kg de CO2 rejetés dans l’atmosphère.

Tu le comprends bien, c’est un mensonge éhonté, c’est une tromperie scandaleuse (how dare you ?) quand des ministres, des dirigeants, des personnes influentes te disent que les trottinettes électriques sont propres, que les vélos électriques sont propres, que les voitures électriques sont propres. Tu as été heureuse, me semble-t-il, de la voiture électrique offerte par Schwarzenegger. J’espère que tu ne crois pas à cette fable du « zéro émission » puisque la construction d’une voiture électrique consomme une très grande quantité de métaux : lithium, cuivre, cobalt, dont l’extraction minière – un des plus gros pollueurs du monde – est un enfer pour les populations locales. Mujeres Diaguitas, Ancestras del Futuro, l’union des femmes des peuples Diaguitas d’Argentine et du Chili, appelle au secours : « L’extraction du lithium affecte jour après jour notre rivière ancestrale. » Elles ont fait 80 kilomètres à pied dans les Andes pour dénoncer cet écocide. Leur cri est-il parvenu jusqu’à toi ?

Mais il faut aussi penser à l’origine de l’électricité : en France 80% de notre électricité vient du nucléaire, énergie hautement polluante et hautement dangereuse. En Suède, dans ton pays, 42%, avec 6 réacteurs nucléaires – comme il y en avait en Allemagne. Comment se fait-il que la France en compte 56, soit, de loin, le plus grand nombre en Europe ? Cela remonte à De Gaulle, notre dirigeant des années 1960. C’était un général, un homme de guerre. Il a voulu pour la France une force de frappe impressionnante, un système d’armes nucléaires. Il a fait le choix de développer la filière nucléaire, en incluant une usine dite de retraitement pour extraire du plutonium, donc pour des raisons militaires. Quatre à huit kilos de ce plutonium suffisent pour fabriquer une bombe. Or, à La Hague, 61 tonnes sont entreposées [fin 2021, il y avait 80 tonnes de plutonium entreposées à La Hague dont 66,4 tonnes appartiennent à la France]. Le grand Charles, comme on l’appelait, a vu grand. Après la COP 26, le petit Macron, notre dirigeant actuel, veut construire des petits EPR. Rien de nouveau : multiplication du risque nucléaire, production de déchets ingérables et coût exorbitant – au moins 46 milliards, si ce n’est 64 selon d’autres estimations sérieuses.

Tu viens de le dire, chère Greta Thunberg, le nucléaire est « extrêmement dangereux et coûteux ». Notre physicien, Bernard Laponche, nous le confirme : « La catastrophe est intrinsèque à la technique. Le réacteur fabrique les moyens de sa propre destruction. Le risque d’accident majeur en Europe est une certitude. »

Le nucléaire est « extrêmement dangereux et coûteux », dis-tu. Après avoir lu ma lettre, tu ajouteras, j’en suis sûre, hautement polluant.

Le nucléaire est « extrêmement dangereux et coûteux », dis-tu. À l’heure où j’écris ces lignes, alors que s’annonce le froid de l’hiver 2021-2022, 16 réacteurs sur les 56 que compte la France sont à l’arrêt, pour « suspicion de défaut générique », en particulier les quatre plus gros réacteurs (centrales de Chooz et de Civaux), en raison d’une défaillance sur une pièce essentielle en cas d’accident. En effet, « EDF a annoncé mercredi 15 décembre avoir détecté un problème de corrosion et de fissuration dans les circuits d’injection de sécurité ». Le danger, c’est « une surchauffe du combustible et, à terme, l’accident avec fusion du cœur », comme à Three Mile Island et à Fukushima. Alors, le nucléaire ? Extrêmement dangereux et coûteux, hautement polluant et même aléatoire !

En 2012, neuf prix Nobel de la paix ont envoyé une lettre ouverte aux dirigeants du monde, qui résume bien la situation. « Il est temps de reconnaître, écrivent-ils, que le nucléaire n’est pas une source d’énergie propre, ni sûre, ni économiquement abordable. […] [Sont évoqués les accidents de Sellafield au Royaume-Uni en 1957, de Three Mile Island aux États-Unis en 1979, de Tchernobyl en Ukraine en 1986, de Fukushima au Japon en 2011.]

Dans le monde entier, les gens craignent aussi l’éventualité d’attentats terroristes dirigés contre les centrales nucléaires. Mais la radioactivité ne doit pas seulement nous inquiéter en cas d’accident nucléaire. Chaque étape de la chaîne du combustible nucléaire relâche de la radioactivité, à commencer par l’extraction de l’uranium; ensuite cela continue durant des générations car les déchets nucléaires contiennent du plutonium qui restera toxique pendant des milliers d’années. […] Les programmes nucléaires civils fournissent les matières nécessaires à la fabrication d’armes nucléaires.» Sur ces neuf prix Nobel, une majorité, six, sont des femmes. Hasard ?

Sûrement. Je ne pense pas que les femmes soient, par je ne sais quelle essence (l’essence, ça pue et ça pollue), plus sensibles que les hommes au chant des oiseaux et à l’amour des petites fleurs. Mais, je marche, oui je marche, avec des Brésiliennes, des Sahraouies, des Québécoises, des Congolaises, des Kurdes, des Pakistanaises… et toutes les femmes du monde entier qui résistent aux « mégaprojets industriels qui offensent leur corps, polluent la Terre et détruisent leurs territoires », « d’un océan à l’autre », menacent la biodiversité et les baleines à bosse, ces femmes qui s’opposent à la militarisation, ces femmes qui mènent des luttes de résistance contre le capitalisme, le patriarcat, le racisme et le colonialisme, ces femmes de la Marche mondiale des femmes qui, comme protectrices de « la Terre-Mère » et de nos « espaces de vie », construisent un « mur de femmes pour stopper les industries dévastatrices », un mur unifiant « à la différence des murs érigés à travers le monde ». Ces femmes, en voulant protéger leur matrie, leur lieu nourricier, veulent protéger la planète, car « tout se tient, tous les crimes de la force » (comme l’écrivait déjà Louise Michel au XIXe siècle).

Comme toutes ces femmes, comme moi, tu te bats à poings fermés pour la vie. Tu te bats pour la survie de la planète. Le nucléaire, c’est la guerre ! La romancière japonaise Hiromi Kawakami a dit, après la catastrophe de Fukushima : «Je pense que l’humanité va bientôt disparaître. » Et moi, je t’écris cette lettre pour que tu saches qu’à la Hague est programmée la fin du monde, la fin de notre monde. Je t’écris cette lettre comme un appel au secours. Ta voix, ta jeune voix, persuasive et pressante, peut le porter haut et fort à la face des puissants.

Gazette nucléaire n° 297 – Août 2022, page 31

Xavière Gauthier.

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GSIEN : GROUPEMENT DE SCIENTIFIQUES POUR
L’INFORMATION SUR L’ÉNERGIE NUCLÉAIRE
Un groupe de « lanceurs d’alerte » depuis 1975

Qu’est ce que le GSIEN ?

Le GSIEN est une association loi 1901 qui a été créée en 1975, suite à l’appel des 400 de février 1975, appel de scientifiques dont 200 physiciens nucléaires. Cet appel « A propos du programme nucléaire français » se concluait sur les phrases suivantes : »Nous pensons que la politique actuellement menée ne tient compte ni des vrais intérêts de la population ni de ceux des générations futures, et qu’elle qualifie de scientifique un choix politique. Il faut qu’un vrai débat s’instaure et non ce semblant de consultation fait dans la précipitation. Nous appelons la population à refuser l’installation de ces centrales tant qu’elle n’aura pas une claire conscience des risques et des conséquences. Nous appelons les scientifiques (chercheurs, ingénieurs, médecins, professeurs) à soutenir cet appel et à contribuer, par tous les moyens, à éclairer l’opinion. »

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