Campus, magazine scientifique de l’Université de Genève
Telle est la manchette qui orne la couverture du numéro 125 de Campus, le magazine scientifique de l’Université de Genève, publié en juin 2016.
Annonçant un dossier comportant une série d’articles consacrés à ce sujet, Campus annonce, toujours sur sa couverture que “l’abandon programmé de l’énergie nucléaire sanctionne ce qui apparaît avec le recul comme une erreur technologique”. (1)
“Le nucléaire est un choix technologique erroné qui a coûté (et qui coûtera encore) des sommes pharaoniques pour un résultat très médiocre.”
Cette déclaration du professeur Walter Wildi, professeur honoraire de la Faculté des sciences de l’Université de Genève et ancien membre de la Commission fédérale pour la sécurité des installations nucléaires de 1997 à 2007, tient lieu de titre au premier de ces articles qui est constitué d’une interview de cette personnalité. Toutefois, l’identité de l’interviewer n’est pas donnée.
Le professeur Wildi y relate, à grands traits, l’histoire du nucléaire en Suisse. Celle-ci débute en 1946 avec la décision du Conseil fédéral de mettre sur pied une commission chargée d’étudier les possibilités d’équiper la Confédération de l’arme nucléaire, option qui ne sera abandonnée officiellement qu’en 1988 !
Entretemps, la priorité fut donnée de développer “l’atome pour la paix”, selon la formule lancée par le Président Eisenhower devant l’Assemblée générale des Nations Unies le 8 décembre 1953. Et, dans les années 1960, la Suisse décida de construire un réacteur expérimental, non sans arrière-pensée militaire. Ce réacteur divergea à l’automne 1968 et connut un accident grave, à savoir la fusion partielle de son cœur, en janvier 1969. Heureusement qu’il s’agissait d’un tout petit réacteur et qu’il avait été installé dans une caverne sur la commune de Lucens, dans le canton de Vaud. La contamination radioactive qui en résulta fut pratiquement confinée à la caverne…
En 1969 également, fut inauguré le premier réacteur commercial suisse, sous licence Westinghouse, dit Beznau I, dans le canton d’Argovie, qui est actuellement le plus ancien réacteur nucléaire au monde encore en activité.
Le professeur Wildi explique que, dans leur grande majorité, les physiciens n’ont jamais considéré les réacteurs nucléaires comme étant un sujet d’intérêt scientifique particulier, ce qui explique que cette technologie datant des années 1950 n’ait pas connu de percée scientifique majeure. Le projet de réacteur européen EPR en est, d’après lui, l’illustration. Quant au projet international de fusion thermonucléaire contrôlée appelé ITER, “il se fait toujours attendre” dit le professeur Wildi, mais en aucun cas il ne produira de l’électricité.(2)
Pour lui, si le basculement de l’énergie nucléaire vers les énergies renouvelables se heurte à des retards, c’est parce que les géologues se sont “royalement trompés” dans leurs évaluations des réserves disponibles d’hydrocarbure, comme l’atteste le développement des forages à fracturation hydraulique.
L’interview du professeur Wildi se déplace ensuite sur les problèmes consécutifs à l’arrêt des réacteurs, à savoir leur démantèlement et surtout le stockage des déchets radioactifs. Le stockage à l’écart de la biosphère pour de nombreux millénaires se justifie surtout par le fait que ces déchets sont susceptibles d’être utilisés pour la fabrication de bombes dites sales. “C’est pourquoi la Confédération planche depuis des années sur un projet de stockage en site géologique profond qui devrait aboutir à l’ouverture d’un site pour les déchets faiblement radioactifs vers 2050 et à celle d’un autre pour les déchets hautement radioactifs vers 2060. C’est un programme qui remonte à 1978 mais, depuis, on va d’échec en échec faute de vision globale.” Le coût actuel de ces opérations n’a cessé d’exploser, il est actuellement estimé à 21 milliards de francs.
Malgré sa brièveté, cette interview d’un expert ayant fait montre d’intégrité scientifique et de responsabilité éthique en démissionnant en 2012 du Comité consultatif « Gestion des déchets », explicite à lui seul déjà, les annonces de la page de couverture du numéro de juin 2016 de Campus.
Désastres chroniques. Three Mile Island, Tchernobyl, Fukushima. Tu me fonds le cœur !
Tel est le titre du deuxième article constitué par une interview du professeur Martin Pohl, du Département de physique nucléaire et corpusculaire de la Faculté des sciences de l’Université de Genève. L’identité de l’interviewer n’est pas donnée.
Chacune de ces catastrophes a eu, selon le professeur Pohl, des conséquences environnementales et sanitaires très diverses.
En 1978, la première, qui se trouve être la moins grave des trois, a tout de même causé l’évacuation de 140’000 personnes habitant à moins de vingt miles – soit quelque 32 kilomètres – de la centrale, en Pennsylvanie.
En 1986, la catastrophe de Tchernobyl, en Ukraine, a entraîné l’évacuation de la ville de Pripiat et la constitution d’une zone d’exclusion de 10 kilomètres autour de la centrale, zone ensuite portée à 30 kilomètres. Quant au nombre de victimes, le professeur Martin Pohl ne mentionne malheureusement pas les contestations tenaces qui opposent aujourd’hui encore les responsables de l’AIEA, l’agence internationale de promotion de l’industrie nucléaire, et les nombreuses instances critiques qui parlent de plusieurs dizaines de milliers de morts, voire davantage, parmi les innombrables “liquidateurs” de l’accident, sans compter les autres victimes.
En 2011, la catastrophe de Fukushima due à la conjonction de deux catastrophes naturelles – un tremblement de terre et un tsunami – provoque la fusion des cœurs de trois des six réacteurs de cette centrale. Les autorités parviennent à évacuer quelque 200’000 personnes. Et le professeur Pohl d’affirmer : “Aucune mort n’est imputable à une irradiation excessive.” C’est sans doute exact pour mars 2011. Mais en 2016, une source non partisane, Le Point, rapporte : “Les statistiques du ministère de la Santé japonais évoquent, pour l’heure, le chiffre de 1’700 cancers mortels directement liés à la catastrophe nucléaire. Un chiffre « sous-estimé », à en croire plusieurs ONG, car cette province est peuplée de 9 millions d’habitants.” (3)
Quant aux conséquences de la pollution radioactive de l’Océan Pacifique, toujours en cours, le professeur Pohl n’en parle pas, probablement parce qu’elles sont encore largement inconnues.
Lucens sonne le glas des ambitions nucléaires suisses
Tel est le titre du troisième article, titre que corrige aussitôt le sous-titre : cet accident mit fin à l’ambition de fabriquer une centrale nucléaire 100% helvétique.
La professeur Wildi en a déjà parlé dans le premier des articles du dossier dont nous rendons compte.
Mais ce troisième article, qui ne procède pas d’une interview et qui n’est d’ailleurs pas signé, révèle que l’origine du projet réside dans la proposition d’un professeur de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), formulée en 1956, à l’effet de remplacer le système de chauffage obsolète de son institut par un réacteur nucléaire qui fournirait non seulement la chaleur, mais en outre l’électricité nécessaire à l’EPFZ. Ledit réacteur devait être installé dans une caverne à une profondeur de 42 mètres, directement sous l’EPFZ. Heureusement pour cette vénérable Ecole, les suites qui furent données dans les années 1960 à ce projet aboutirent à la caverne de Lucens et à l’accident nucléaire de janvier 1969.
Il fallut cinq ans pour décontaminer l’intérieur de la caverne et démanteler le réacteur.
Il n’en reste pas moins que l’accident de Lucens figure parmi les dix avaries nucléaires les plus graves enregistrées dans le monde.
La petite histoire du mini-réacteur genevois
Le quatrième article, également non signé, de ce dossier est consacré au petit réacteur de recherche acquis par le Fonds national suisse de la recherche scientifique et mis à la disposition de l’Université de Genève qui fonctionna de 1958 à 1989.
Ce réacteur fonctionna pendant tout ce laps de temps sans problème, mais à l’insu des habitants du quartier de la Jonction, à Genève. L’article ne signale pas les problèmes de tous ordres que pose la présence de pareille installation dans une ville à l’insu de la population.
Le sol garde le souvenir de la folie atomique
Cet article est issu d’une interview de M. Jean-Luc Loizeau, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut Forel de la Faculté des sciences de Genève. L’identité de l’interviewer n’est pas révélée.
Le souvenir en question est celui des “isotopes exotiques” de plutonium, d’américium, de cobalt et de quantité de produits de fission issus des explosions d’armes atomiques, mais aussi du fonctionnement normal et surtout accidentel de l’industrie nucléaire. Certains d’entre eux ont une demi-vie de quelques jours ou de quelques mois après quoi ils disparaissent ; d’autres ont une demi-vie de plusieurs siècles, millénaires ou millions d’années et laissent des traces durables dans le sol. Elles intéressent les géologues.
“Une partie de notre travail consiste à analyser des carottes de sédiments afin de reconstituer les conditions environnementales du passé récent. Et, dans les lacs suisses par exemple, nous retrouvons toujours des dépôts laissés par les essais nucléaires atmosphériques des années 1960, l’accident de Tchernobyl de 1986 et, plus localement, des rejets effectués par les centrales situées sur des affluents. Ces signaux, qui ne présentent plus aucun danger, ont un côté pratique : ils nous aident à dater les couches que nous étudions.”
Le plus dangereux des isotopes issus des explosions voulues ou accidentelles est le plutonium 239 dont la demi-vie est de 24’000 ans. “Issu essentiellement des essais nucléaires atmosphériques, sa présence dans les sédiments un peu partout dans le monde, même à des concentrations très faibles, pourrait bien survivre à l’humanité.”
Les atouts du modèle énergétique genevois
Cet article s’articule sur des déclarations du professeur Bernard Lachal, physicien de formation, professeur à l’Institut Forel de la Faculté des sciences de Genève. Comme il ne porte qu’accessoirement sur le nucléaire, nous n’en retiendrons ici que la déclaration suivante du professeur Lachal.
“Il ne faut pas se précipiter. Les centrales sont là et elles vont continuer à fournir de l’énergie pendant dix ou vingt ans. Tout comme le fossile, nous en aurons besoin pour fournir l’électricité nécessaire à la transition. Il ne s’agit pas de basculer d’un système à l’autre du jour au lendemain, mais de monter progressivement en puissance en jouant sur différents tableaux et en progressant au cas par cas, jusqu’à parvenir à un approvisionnement énergétique 100% renouvelable.”
Selon ce professeur en tout cas, la Suisse ne doit pas se presser car les risques d’accident ou de sabotage ne la menaceraient pas !
Conclusion
Ce dossier est bienvenu. Il s’accompagne de photos, de notes marginales et d’une carte du nucléaire en Suisse pleins d’enseignements. Mais seul le premier article, dû au professeur Wildi, justifie pleinement le titre et le sous-titre accrocheurs de la version papier du numéro 125 de Campus.
Ivo Rens
Juillet 2016
(1) Le contenu de ces articles est accessible en ligne sur le site de Campus, sous un titre sobrement intitulé “Dossier” qui ne signale nullement ce qu’annonce la couverture de l’édition sur papier ! Trois autres titres d’articles tiennent la vedette dans la présentation numérique de ce numéro, à savoir “L’abolition vue de l’intérieur”, sur l’esclavage, “Le logiciel qui élague l’arbre de vie” et “En Suisse, on ne retient plus son dernier souffle”.
(2) On regrette que l’interviewer n’ait pas interrogé plus avant le professeur Wildi sur les aléas de la construction à Cadarache, dans le Midi de la France, du projet pharaonique ITER de fusion thermonucléaire contrôlée. Selon d’autres physiciens que nous connaissons, ce projet est en difficulté, ce tokamak géant risque de ne jamais pouvoir fonctionner et les chances qu’il débouche, comme prévu, sur la mise au point d’une nouvelle filière de production de courant électrique sont proches de zéro.
On regrette surtout que l’interviewer n’ait pas consulté le professeur Wildi sur la filière des surgénérateurs, qui date aussi des années 1950, et que la Suisse n’a pas adoptée mais que d’autres pays continuent à explorer, dont la France avec son projet Astrid en voie de réalisation à Marcoule.
(3) http://www.lepoint.fr/monde/fukushima-5-ans-apres-l-effarant-bilan-11-03-2016-2024557_24.php