Walter Wildi,
Géologue
Professeur honoraire
Université de Genève
(Article paru dans Le Temps du 12 mai 2015, Genève, repris de la publication trimestrielle suisse Sortir du nucléaire.)
En annonçant la «sortie», mais en ne la pratiquant pas, gouvernement et parlement ont trouvé un chemin politique permettant de bercer la population d’illusions et de continuer à exploiter ces centrales amorties, profitables et de plus en plus dangereuses, estime Walter Wildi
La «sortie du nucléaire» annoncée après Fukushima (mars 2011) n’avait pas ses origines dans cet accident, mais ce dernier a fourni l’émotion publique nécessaire pour annoncer ce qui était devenu inéluctable. Les causes de cette «sortie» sont plus profondes et précèdent la catastrophe japonaise.
Cantons, villes et communes suisses ont entamé le développement de leur industrie hydroélectrique dès la fin du XIXe siècle. L’après-Deuxième Guerre mondiale les a poussés dans les bras de la nouvelle industrie nucléaire quand ont été achetées des centrales nucléaires étasuniennes de série et bon marché chez Westinghouse (Beznau) et General Electric (Mühleberg).
Avec un investissement limité, en un court laps de temps et en utilisant à cette fin les grandes sociétés électriques suisses appartenant aux principales villes et cantons, on a construit un monopole d’approvisionnement en électricité, centralisé, protégé lors de votations fédérales par une liberté totale de dépenses publicitaires, assurant un déploiement de propagande très largement en faveur des sociétés électriques. Ce système d’approvisionnement électrique à crédit (les générations suivantes paieront) a assuré un demi-siècle de dividendes aux cantons et villes actionnaires principaux des grandes compagnies d’électricité.
La fin de la «rente nucléaire» des cantons s’explique par différentes raisons: l’ouverture du marché européen (fin des prix imposés) avec une baisse du prix de l’énergie, le développement massif des renouvelables en Allemagne, la chute du prix des renouvelables, les nouvelles centrales nucléaires de plus en plus chères (au moins 10 milliards de francs d’investissement et plus de deux décennies pour la construction d’une nouvelle centrale) rendant les énergies renouvelables compétitives.
A l’échelle de la Suisse, on ne gagne plus d’argent en produisant de l’électricité provenant de grandes installations et en vendant le courant sur le marché libre. Et les conséquences se font sentir de plus en plus, notamment avec la chute des sociétés électriques qui vont d’année de déficit en année de perte, ou alors qui vendent leurs bijoux de famille sous la forme de participations dans des barrages hydroélectriques. A titre d’exemple, le cours boursier de l’action Alpiq (qui intéresse particulièrement les cantons de Suisse romande) a perdu 90% de sa valeur depuis ses sommets en 2007-2008 et 50% depuis une année.
Et la réponse à cette descente ne s’est pas fait attendre, comme Peter Bodenmann l’a bien posé dans sa récente tribune dans L’Hebdo: pour les propriétaires des centrales (cantons et villes), il s’agit de retarder au maximum les dépenses réelles et énormes liées au démantèlement des installations et au stockage des déchets. La Confédération accorde donc aux centrales nucléaires des rallonges d’exploitation et à la Nagra [société coopérative nationale pour le stockage des déchets radioactifs, ndlr] une autre trentaine d’années pour trouver une solution à «l’élimination» des déchets. En annonçant la «sortie», mais en ne la pratiquant pas, gouvernement et parlement ont trouvé un chemin politique permettant de bercer la population d’illusions et de continuer à exploiter ces centrales amorties, profitables et de plus en plus dangereuses. Les coûts du démantèlement et de la gestion des déchets augmentent, mais la facture n’arrivera que plus tard.
Lorsque finalement les centrales seront démantelées (avant l’accident?), si les cantons et villes se déclarent insolvables, la Confédération et ses contribuables seront appelés à payer: l’article 80 de la loi sur l’énergie nucléaire stipule à l’alinéa 4: «[…] l’Assemblée fédérale décide si la Confédération participe aux frais non couverts et si oui, dans quelle mesure.» Reste la question des centrales hydroélectriques dans lesquelles les grandes sociétés d’électricité détiennent des parts. A voir les ambitions des cantons du Valais et des Grisons, ces ouvrages seront repris par les cantons alpins et leurs communes. Ce sera la fin d’un modèle économique nucléaire qui aura duré un bon demi-siècle au bénéfice financier notamment de cantons antinucléaires mais bel et bien propriétaires de ces centrales.